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Catholicisme : Du bon usage du magistère


samedi 13 février 2021









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J’ai déjà abordé cette question dans Liberté politique, avec Crise de l’Eglise, crise du magistère ? (2018). Mais la sortie de l’encyclique Fratelli tutti, après d’autres textes, lui donne un relief nouveau : si un pape prend des positions politiques, ou paraît modifier des enseignements antérieurs et apparemment permanents, que doit faire le catholique fidèle, qui prend au sérieux cette idée de magistère ?

Les données de base

Rappelons quelques faits de base. Le point central est que le magistère n’a d’autorité qu’en matière de foi et de mœurs (c’est-à-dire de morale). Pas de fait, de vérité scientifique, ou de choix prudentiel dans une situation donnée.

Un deuxième point important est la distinction que fait le magistère lui-même entre trois niveaux d’autorité (Code de droit canonique, canons 747 sqq.). Deux d’entre eux relèvent de l’infaillibilité : c’est d’abord le magistère extraordinaire du pape et d’un concile œcuménique ; puis le magistère ordinaire universel des évêques et du pape, dans leur enseignement permanent. Et là il faut que le caractère d’infaillibilité soit clairement établi : comme il est dit, « aucune doctrine n’est considérée comme infailliblement définie que si cela est manifestement établi ». Mais si c’est le cas, l’adhésion pleine du fidèle est demandée, car elle fait partie intégrante de la foi. Il y a ensuite un troisième niveau (canon 752 du Code), qui est très différent. C’est ce qu’on appelle le magistère authentique du pape ou du collège des évêques : dans ce cas, ils enseignent une doctrine, mais sans la proclamer définitive. L’adhésion demandée n’est alors pas un « assentiment de foi », mais « une soumission [obsequium] religieuse de l’intelligence et de la volonté ». On peut ajouter enfin un dernier niveau, encore en deçà, qui est l’enseignement courant des évêques : il est demandé aux fidèles d’y adhérer avec une « révérence religieuse de l’esprit ». On aurait donc tort de considérer que tout ce que disent le pape ou les évêques doit être automatiquement reçu tel quel : il y a une claire hiérarchie, et si le respect confiant et l’écoute sont toujours demandés, le degré d’adhésion final varie considérablement.

Notons en outre que si cet enseignement était immuable, la question du magistère ne se poserait pas. Mais comme on sait, il fait l’objet d’un développement au cours du temps. La conception orthodoxe de ce développement (voir ici mon La Révélation chrétienne ou l’éternité dans le temps Lethielleux-Artège 2018) est qu’il s’agit du dégagement de contenus latents, potentiels ou implicites dans ce qu’on appelle le « dépôt de la foi », issu de la Révélation et transmis à travers les Ecritures et la Tradition. Ce n’est donc pas une innovation sur le fond, car il n’y a pas de nouvelle révélation divine. Le magistère est l’enseignement et l’explicitation d’une foi reçue et transmise, développés au fil des questions et de la réflexion certes, mais contenus potentiellement dans ces prémisses ; cela n’a rien à voir avec le rôle d’un gourou qui déciderait arbitrairement la ligne du moment. Cela n’a rien à voir non plus avec l’action d’un parlement qui change des lois lorsqu’il le juge bon. Il s’en déduit logiquement que ces développements ne peuvent pas contredire les enseignements précédents s’ils sont définitifs. Et c’est logique : pourquoi suivre un magistère qui proclamerait ce qu’il présenterait comme des vérités, mais qui se contredirait au fil du temps ?

Il en va quelque peu différemment du « magistère authentique », qui n’est pas définitif. Des fluctuations sont alors possibles, sûrement dans l’expression, mais éventuellement aussi dans le contenu des enseignements en question. En effet, si des affirmations relèvent réellement du magistère, elles contiennent des éléments de vérité essentiels ; mais il est parfaitement possible hors infaillibilité (et notamment au niveau du magistère authentique), que ces éléments restent partiels, ou insuffisamment exprimés, ou accompagnés d’erreurs de fait. Dans ce même livre je discerne des cas historiquement constatés d’affirmations qui ont été nuancées ou corrigées par la suite. C’est lorsqu’elles ne prenaient pas assez en compte d’autres parties du dépôt de la foi, et donc sans effectuer une synthèse suffisante. Ou, plus fréquemment, si elles s’appuyaient en réalité sur des éléments extérieurs au champ de la foi et des mœurs, et dès lors transitoires (notions scientifiques, économiques, appréciations de situation etc.). C’est ce que nous reverrons plus en détails. Dans les faits cependant, comme je l’ai montré dans ce même livre, l’examen du recueil classique des textes du magistère, le Denzinger, montre la remarquable continuité de cet enseignement dans son ensemble.

A côté de ce développement visant soigneusement à la cohérence, et où les points d’inflexion sont peu nombreux et explicables, il est peu douteux que les fidèles peuvent avoir le sentiment d’évolutions beaucoup plus significatives dans ce que leurs pasteurs leur disent, surtout depuis soixante ans, d’autant que de nombreuses voix, même à niveau élevé, tendent à accréditer une interprétation évolutive du magistère. C’est notamment le cas avec l’enseignement du pape François, même si de nombreuses voix non moins autorisées soulignent au contraire sa continuité avec l’enseignement antérieur. Avant d’évoquer ces questions plus en détails, il est important de relever que les points en question ne se situent que rarement au cœur de la doctrine traditionnelle, et dans ce cas pas de façon nette (ainsi la fameuse note de bas de page d’Amoris laetitia). En fait il s’agit bien plus de questions à la frontière de la réflexion morale et du choix politique ou économique, comme les migrations, la peine de mort ou la guerre juste.

Tout ceci souligne d’autant plus le besoin d’une réflexion claire et lucide sur les limites du magistère dans ces matières, ce qui sera notre sujet ici. Ajoutons que la problématique est en l’espèce colorée par l’insistance du pape François sur une approche pastorale, visant à mettre en mouvement les chrétiens, et à lancer des processus évolutifs, plus que sur une élaboration doctrinale précise, dont il craint les effets bloquants. Ce qui peut conduire à un effet de flou doctrinal. On sait en effet que le pape François s’est souvent montré méfiant à l’égard de la rigueur doctrinale : il la perçoit parfois comme un carcan, que des personnes peu miséricordieuses instrumentalisent (ce qu’il appelle ‘lancer des pierres’). Il expliquait par exemple à Dominique Wolton que Jésus parlait au peuple, qui le comprenait, mais que « les docteurs de l’Eglise de ce temps-là étaient fermés. Fondamentalistes. ‘On peut aller jusqu’ici, mais pas jusque-là.’. C’est le combat que je mène aujourd’hui avec Amoris laetitia. Parce que certains disent encore : ‘ça, on peut, ça, on ne peut pas’. Mais il existe une autre logique ». On comprend bien sûr ce souci. Mais l’inconvénient d’un tel positionnement est qu’il risque de jeter le trouble, sans donner de réponse claire, surtout quand le pape ne répond pas avec la clarté voulue aux questions qui lui sont posées, par exemple par les dubia des quatre cardinaux sur Amoris laetitia. Et cela tend à accréditer l’idée que la doctrine change. Sachant que le pape François n’a en réalité jamais remis en cause la validité de l’approche doctrinale en soi, ni la permanence de ses conclusions.

La question clef de la limite entre morale et savoir profane : le cas de l’économie

A côté de la question du degré d’autorité des déclarations du magistère, se pose la question de ses limites, et notamment de ce qui sort du champ de la loi et des mœurs. On l’a dit, par exemple, les questions scientifiques et techniques sont en principe exclues du champ du magistère. Mais où est la limite exacte entre les deux ? J’ai examiné en détails ce point dans le cas de l’économie (revue ‘Sedes Sapientiae’ au N° 147 mars 2019). La difficulté vient du fait que tout jugement moral comporte une appréciation de la situation examinée ; et un tel examen inclut très souvent, et de façon parfois essentielle, une dimension technique ou scientifique. Il en résulte qu’il est presque inévitable que toute expression du magistère dans ces domaines comporte, à côté de la dimension morale, pour laquelle il est compétent, une dimension d’analyse factuelle pour laquelle il ne l’est a priori pas (Laudato Si nous le rappelle d’ailleurs, à propos des données écologiques). Il est donc nécessaire de tenter de préciser cette limite. Ajoutons que cela peut donner un éclairage sur le développement de la doctrine, car ces énonciations dépendent en partie de notions scientifiques et techniques, ou encore de perceptions sociales qui sont légitimement en évolution. Cela même si les exigences proprement éthiques dégagées par le magistère doivent garder leur valeur dans le temps.

En matière économique, j’ai proposé quatre exemples où on peut soutenir qu’une évolution de la perception d’un problème a pu conduire à ce qui a pu être vu comme un changement doctrinal ou à une relativisation de l’attitude antérieure, même s’il y a à mon sens en réalité continuité dans le jugement moral.

Le premier exemple, de loin le plus important, est l’usure (au sens ancien de l’intérêt sur un prêt). On est en effet passé d’une condamnation abrupte autrefois à une acceptation de fait et en partie de droit - même si on n’a pas de texte clair et définitif sur le sujet. On prétend parfois qu’on a procédé par multiplication des exceptions à la règle ancienne d’interdiction, au point de la vider de son sens dans la quasi-totalité des cas, mais sans la faire disparaître. Mais ce n’est pas cohérent avec la pratique actuelle, qui accepte sans réserve le principe de l’intérêt ; en outre, il me paraît que l’analyse met en évidence les erreurs de l’approche ancienne, notamment par insuffisance de l’analyse technique. On avait certes raison de reconnaître que l’argent en soi n’est pas fécond, et qu’il doit être au service de l’initiative et du travail humains ; mais on n’avait pas perçu que l’argent même prêté pouvait être représentatif d’un capital qui a une capacité réelle à contribuer à la création de richesse. Avec de l’argent même emprunté, un entrepreneur peut créer plus de richesse que sans. Ce prêt peut dès lors légitimement être rémunéré en toute justice. Dans ce cas, comme on le voit, l’erreur n’était pas dans les principes moraux, mais dans l’analyse économique, et elle ne relève pas de la morale, ni de la Révélation. Dit autrement, dans les condamnations de l’époque la vérité morale, naturelle ou révélée, était mêlée avec des conclusions contingentes. Et bien évidemment il n’est pas choquant qu’un fait technique ne soit clarifié qu’au cours du temps – si le principe moral subsiste.

Le corporatisme est un deuxième exemple. La recommandation qu’a faite l’Eglise du régime corporatiste (notamment sous Pie XI) était fondée en définitive sur le besoin de prise en charge du bien commun, notamment par la coopération entre les différentes composantes de la société, en l’espèce au sein des professions. Ce sont comme telles des exigences morales permanentes. En revanche le choix précis du corporatisme comme technique d’organisation sociale relève de l’appréciation politique ou technique, ce qu’on appelle un choix prudentiel, comme tel hors du champ de l’énonciation de principes moraux, et donc hors du magistère.

Une remarque analogue vaut pour un passage de Populorum progressio (de Paul VI) visant les marchés de matières premières. Là aussi, le principe moral était clair et peu contestable : il faut en tant que de besoin qu’un marché soit encadré pour le rendre plus juste, moral et humain. Mais le texte était plus précis et envisageait un certain type de démarche : un dispositif international, avec régulation de prix et garantie pour certaines productions. L’idée est défendable, mais elle ne s’est pas réalisée, et on peut douter qu’elle doit praticable au niveau international. En tout cas elle ne relève pas du magistère.

Un dernier exemple sera donné par Laudato Si, qui récuse avec véhémence au N° 171 ce qu’on appelle le marché du carbone, qui est la négociation sur un marché de droits à émission de CO2, octroyés et définis par les pouvoirs publics. Mais ce texte manifeste une certaine incompréhension de ce mécanisme, et de ce qu’est un marché en général. Naturellement on peut contester la pertinence de la mise en place de tels droits négociables sur un marché. Mais une telle option n’est pas immorale. Là aussi, si la préoccupation morale de régulation des émissions est fondée, le jugement négatif porté par l’encyclique sur cette technique ne paraît pas faire partie du champ du magistère.

En résumé, il y a bien une distinction à faire entre deux champs : celui d’abord de l’exigence morale, qui relève du magistère, impliquant une forme de soumission intellectuelle du fidèle - sous réserve de la possible remise en cause si on est hors du champ de l’infaillibilité, mais dans ce cas c’est après examen attentif et motifs très solides. Et il y a ensuite la constatation de situation ou de faits, l’analyse technique, et le choix de solutions : dans ces cas, on ne peut exiger du fidèle la soumission de la volonté et de l’intelligence qu’implique le magistère, même simplement authentique. Sachant que bien sûr le respect et l’écoute s’imposent.

Il importe maintenant d’examiner comment cette distinction, relativement plus facile en économie, peut s’appliquer au champ politique, où les sujets sont plus délicats et où jugement moral et jugement de fait tendent à se mêler plus encore.

Le champ politique et les prises de position du pape François

La nouvelle encyclique du pape François, sortie le 4 octobre 2020, Fratelli tutti, pose quelques problèmes à ce sujet. Il est évident qu’on ne parle pas ici d’infaillibilité ; on est tout au plus dans ce qu’on appelle le ‘magistère authentique’. Mais la soumission du cœur et de l’esprit que ce dernier implique reste une exigence forte. Qu’en dire dans le cas de cette encyclique ?

Il y a évidemment dans ce texte une inspiration de fond, fondée sur la foi et l’exigence du bien, qui est non seulement bienvenue, mais magnifique, comme je l’ai relevé par ailleurs. C’est le rappel de l’importance de l’amitié sociale, de la fraternité entre tous les hommes, qui est un message chrétien fondamental. Le pape le rappelle admirablement, et par là il se situe pleinement dans la ligne de l’exigence évangélique, ainsi d’ailleurs que de la pensée classique. Mais en même temps le pape mêle ce rappel essentiel avec des conceptions politiques qui lui sont particulières, et qui ne paraissent pas relever du champ du magistère. Prenons quelques exemples caractéristiques.

Les migrations d’abord. Le pape paraît soutenir un droit absolu de tout migrant à aller s’installer là où il veut afin de chercher une vie meilleure. On dépasse ici largement le cas du réfugié qui craint pour sa vie et s’enfuit dans le pays le plus proche. On note en outre que dans ce texte (contrairement à d’autres déclarations du pape, mais de bien moindre autorité qu’une encyclique), aucun rôle n’est reconnu à la communauté nationale d’accueil pour réguler cette entrée (sinon par le respect des droits des habitants antérieurs). L’idée qu’il puisse y avoir matière à la protéger d’une arrivée massive de nouveaux venus qui peuvent la déséquilibrer radicalement n’est pas même évoquée. Plus largement, l’idée même de communauté politique organisée, avec une autorité à sa tête, est de fait absente. La diversité des cultures est vivement défendue, mais rien n’indique comment l’assurer ; en tout cas ce n’est pas par une organisation politique spécifique à cette communauté. D’autant que pour le pape d’ailleurs, même l’idée de peuple est évolutive.

La guerre juste ensuite. Le pape nous explique que la doctrine historique de la guerre juste n’a plus de valeur aujourd’hui. Elle était pourtant, comme il le reconnaît, encore développée et enseignée dans le récent catéchisme de l’Eglise catholique. Il condamne en outre la dissuasion nucléaire dans son principe : la détention même des armes nucléaires est rejetée. A cela s’ajoute une vision quelque peu irénique de la vie internationale : une confiance totale dans l’ONU dont le renforcement est ardemment désiré etc.

La peine de mort. Dans le prolongement de sa décision antérieure de modifier le catéchisme sur ce point, le pape laisse entendre que la doctrine antérieure, qui admettait sa possibilité, n’a jamais été valable, car la conception que nous avons de la dignité humaine l’exclurait. Il élimine même la prison à vie. Non seulement il paraît évacuer ici l’enseignement traditionnel, mais il n’examine pas ses arguments.

La place de la religion enfin. L’essentiel du texte porte sur la fraternité, et il peut être compris sans religion (même si bien sûr il se réfère à des textes chrétiens). En revanche, à la fin, le pape explique d’une part que cette fraternité est impossible sans paternité, et donc sans croyance en Dieu. Et d’autre part que cette croyance en Dieu suffit, dans le cadre de n’importe quelle religion. D’où le rôle considérable donné au cours du texte au grand imam d’Al Azhar. Ce qui pose deux séries de questions considérables. D’un côté, quelle fraternité est possible s’il faut pour cela croire en Dieu ? Car une bonne partie de la planète n’y croit pas, ou mal. D’un autre côté et surtout, il n’y aurait donc pas de différence réelle entre christianisme et Islam sur ce point. Dans le cas de la violence, l’affirmation est surprenante (mais retrouve des propos antérieurs du pape). La simple lecture du Coran et l’examen de la pratique musulmane, prouvent pourtant que la réalité est notablement différente : une de ces religions, le christianisme, a pu être violente mais c’était malgré ses textes, et il ne s’est pour l’essentiel pas répandue par ce moyen. L’autre, l’islam, recommande la violence et la guerre au service de la religion, tant dans ses textes que dans sa pratique constante ; et elle s’est répandue en grande majorité par la guerre. L’une alimente le terrorisme, l’autre pas.

On pourrait ajouter d’autres déséquilibres dans le texte, notamment par omission. Par exemple, les doctrines et dérapages politiques qui y sont dénoncés sont le populisme nationaliste et le néo-libéralisme (non sans motifs d’ailleurs). Mais on ne trouve rien sur d’autres dérives majeures de la pensée dominante, celle qui inspire les médias et l’ONU, celle de ce que les papes précédents appelaient la culture de mort. On ne trouve par exemple rien dans le texte qui permette de remettre en cause le totalitarisme chinois actuel.

De même, comme c’est fréquent chez le pape François, tout ce qui est économique (économie de marché) est présenté sous un jour négatif (sauf cinq lignes sur la noble vocation de l’entrepreneur). En soi ce que le pape dénonce correspond trop souvent à des réalités. Mais peut-on considérer que l’économie, les entreprises, les marchés se réduisent à ces éléments négatifs ?

L’aspect théorique

Comment analyser ces questions ? Rappelons d’abord à nouveau que le magistère, l’enseignement de la doctrine et donc son développement, ne peuvent se faire dans la contradiction, sauf à se ruiner : pourquoi devrait-on s’incliner devant un enseignement qui pourra être contredit le lendemain ? Restent les questions soulevées par ces déclarations.

Sur le plan formel, on pourrait bien sûr rappeler que dans ce texte le pape ne manifeste pas l’intention d’intervenir sur le plan doctrinal. Il le dit très clairement au début de son encyclique, au n° 6. « Les pages qui suivent n’entendent pas résumer la doctrine sur l’amour fraternel, mais se focaliser sur sa dimension universelle, sur son ouverture à toutes les personnes. Je livre cette encyclique sociale comme une modeste contribution à la réflexion [je souligne] pour que, face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots. Bien que je l’aie écrite à partir de mes convictions chrétiennes qui me soutiennent et me nourrissent, j’ai essayé de le faire de telle sorte que la réflexion s’ouvre au dialogue avec toutes les personnes de bonne volonté. » Il n’en reste pas moins qu’il énonce des affirmations qui sont en soi d’ordre doctrinal. Compte tenu de l’auteur, et de l’autorité de la forme ‘encyclique’, la question de l’interprétation de ces passages subsiste donc dans une certaine mesure.

Cette question se divise elle-même en deux : d’un côté, qu’est-ce qui entre dans le champ du magistère ? Et de l’autre, que peut-on penser de ce qui apparaît comme évolution doctrinale (restant ouverte la question du caractère officiel de celle-ci) ?

La limite de la foi et des mœurs

Sur le premier point (celui du champ du magistère) rappelons à nouveau que tout pasteur, ce pape comme ses prédécesseurs, a légitimement ses vues personnelles, même si le pape François va plus loin que ses prédécesseurs dans leur expression. Or l’autorité du magistère ne les couvre pas, comme on l’a vu : outre la question de l’autorité des textes considérés, y échappent la réalité des faits (scientifiques ou autres), ainsi que les choix prudentiels ; ces derniers, eux, incombent aux fidèles, notamment aux politiques (et donc en un sens à nous tous). On peut ranger ici par exemple la question de la guerre juste, puisque le pape paraît déduire la remise en cause de ce concept d’une évaluation de la guerre moderne, supposée désormais trop destructrice (guerre totale) : or on peut avoir sur ce sujet une appréciation factuelle différente de la sienne, car il n’y a pas que des guerres totales à notre époque, c’est même le contraire. De même son analyse de l’ONU, qui n’est qu’un moyen. Bien entendu cette qualification ne remet pas en question le principe moral indiscutable de la recherche de la paix, ou du bien qu’il y a dans la coopération internationale.

On rangera à mon sens dans la même catégorie, hors champ du magistère, l’idée du pape selon laquelle le véritable islam n’est pas violent, qu’on trouve exprimée de façon encore plus nette dans Evangelii gaudium (au n°253 : « Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’Islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence. »). C’est en effet une affirmation de fait, portant sur une autre religion, et non un point de foi chrétienne, ou de morale. Affirmation d’ailleurs très contestable sur le fond.

Des considérations analogues valent aussi à mon sens pour les migrations. Le principe moral de l’accueil de la personne dans le besoin est évidemment chrétien, et essentiel. De même celui de la destination universelle des biens. Mais personne n’en déduit un droit illimité de toute personne dans le besoin à entrer chez moi et à s’y installer, encore moins à revendiquer d’y être tenu comme membre de la famille. Il convient donc d’analyser cas par cas où se situe le bien commun d’une nation : dans un accueil illimité (en ne s’arrêtant qu’au respect des droits des actuels citoyens) comme paraît dire le pape ; ou dans un discernement pouvant aller jusqu’à n’admettre qu’un petit nombre de candidats, ceux-là seuls qui sont réellement en danger personnel, ou désireux de s’assimiler ? Sans compter toutes les positions intermédiaires. Il s’agit là d’un choix prudentiel, basé sur une analyse factuelle de la situation. Ajoutons que la thèse du droit illimité remettrait en cause l’enseignement et la pratique antérieure de l’Eglise sur l’autonomie des réalités terrestres ainsi que sur le statut des communautés politiques, car elles n’auraient alors plus de maitrise de leur destin, qui serait dicté par des principes abstraits généraux prenant la forme de droits absolus.

La question de l’évolution doctrinale

Sur le second point (l’évolution doctrinale éventuelle), il y a au fond très peu d’exemples à évoquer. On trouve d’abord la question de la peine de mort. J’ai traité la question plus en détail dans « Continuité doctrinale du magistère catholique : le cas de la peine de mort » www.pierredelauzun.com/Continuite-d.... On l’a dit, le pape a demandé une modification du catéchisme ; lequel considérait auparavant qu’à notre époque la peine de mort ne se justifiait pas (vu les progrès en matière pénale), mais ne remettait pas en question la doctrine antérieure selon laquelle elle pouvait être licite en soi (le texte d’alors la rappelait même explicitement), d’autant qu’elle a de très solides fondements bibliques et doctrinaux. La rédaction nouvelle, sans être totalement claire, paraît indiquer (outre les arguments sur les progrès en matière pénale) que le progrès de la conscience de la dignité de l’homme conduisait à condamner en soi la peine de mort. On pourrait donc soutenir qu’il s’agit bien d’un point doctrinal, et qu’il y a eu changement de doctrine (le catéchisme dit que « la peine de mort est inadmissible », au moins à partir de maintenant). Or il ne s’agit alors pas uniquement d’une question de fait : elle entre dans le champ de la morale, puisqu’on invoque un progrès de la conscience ; ce n’est pas non plus un choix prudentiel, puisque dans cette lecture l’exclusion paraît totale, et elle n’est pas laissée à un jugement d’espèce. Mais inversement, on peut contester qu’à soi seule une modification du catéchisme permette de changer une doctrine, même si c’est un document très important, car il est censé rassembler un état de doctrine, pas en énoncer une nouvelle. En outre l’argument d’un progrès dans la conscience est tout à fait nouveau dans le débat doctrinal et sa portée reste peu claire ; il pourrait d’ailleurs conduire à des fluctuations dans tous les sens. On ajoutera que la décision a été quelque peu expéditive et qu’aucune argumentation n’est donnée qui réfute les fondements de la doctrine antérieure (notamment la Bible). Or la doctrine s’apprécie dans la continuité, comme Benoît XVI l’avait rappelé (herméneutique de la continuité). Enfin et surtout on peut lire le texte actuel du catéchisme, qui se base sur la situation présente (conscience nouvelle et état des méthodes pénales) comme ne se référant qu’à cette situation (et non à une vérité morale en soi, quelle que soit l’époque) ; voire estimer qu’il s’agit de fait d’un question prudentielle (puisqu’elle est variable selon la situation), et non doctrinale. Ce débat complexe n’est donc pas clos.

Une autre question posée porte comme on l’a vu sur les autres religions, islam compris : le pape nous dit à la fin de l’encyclique que Dieu y est notre père comme dans le christianisme. Cela paraît rejoindre une autre idée récurrente de ce même pape, qui semble reconnaître à ces religions une réelle validité comme telles, (et donc bien au-delà de ce que dit le Concile, qui se borne à dire que ce qui est bon en elles est bon). Formulée ainsi, la proposition serait un changement de doctrine : on a toujours lié en christianisme la paternité divine envers nous avec celle du Père avec le Fils et avec notre position de frères adoptifs de celui-ci. Elle n’a d’ailleurs de sens que pour qui admet la Trinité, donc pour un chrétien. Reste que le pape n’a pas formulé une telle thèse de façon aussi claire et manifestement doctrinale.

En résumé, la considération des limites du champ du magistère, ainsi que l’exclusion des données de fait ou prudentielles, montrent qu’il n’y a pas à ce stade de problème majeur sur le plan des principes (sous réserve du débat délicat mais localisé sur la peine de mort), à condition de bien délimiter ce qui relève réellement du magistère. Cela souligne cependant par contraste l’importance d’avoir des déclarations claires, explicites et manifestement doctrinales pour que les règles d’obéissance s’appliquent. Reste un trouble réel, encore accru par la réserve du pape François à l’égard du travail doctrinal comme tel.

Sur le plan pratique, on est alors devant une tâche qui n’est qu’apparemment nouvelle . D’un côté le pape est le pasteur, et le catholique doit l’écouter, s’imprégner de son message pour ce qui concerne la foi et les mœurs, s’en inspirer et se mobiliser. D’un autre côté, il lui faut discerner ce qui est d’ordre doctrinal (magistériel) et ce qui ne l’est pas, et comprendre la doctrine dans la continuité. L’obéissance est donc une tâche, intellectuellement exigeante. Loin du suivisme naïf qui a paru prévaloir un certain temps, et qui subsiste dans bien des esprits, progressistes ou conservateurs.

Article paru dans Liberté Politique
















































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