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Finance, technologie et enjeux de société


lundi 28 mai 2018









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Cadre : technologie et succès financier

Tout développement technologique suppose un financement : au stade de la recherche puis à celui du développement. Il peut être public ou privé, et en général combine les deux. Mais le lien entre l’objectif initial de la recherche et ses effets peut être très ténu et souvent inattendu. Par exemple il faut souligner la dimension importante de la recherche militaire. Non seulement quantitativement, mais qualitativement, et avec des effets totalement imprévisibles, comme le montre l’exemple spectaculaire de l’Internet qui dérive de recherches de l’US Army. Dans un tel cas, même si l’investissement est rémunéré ensuite, il ne l’est pas en proportion de son effet (la valeur réelle de la découverte de l’Internet n’a d’ailleurs jamais fait l’objet d’une rémunération). L’investissement privé est en principe plus contraint en termes de rémunération de son résultat – mais là aussi l’inventeur ne tire pas toujours le plein profit de son invention : le PC a été inventé par IBM mais développé par d’autres.

Si on remonte dans l’histoire, on constate un rôle massivement croissant de l’innovation scientifique. Sans parler de la révolution technique médiévale, la première révolution industrielle était peu scientifique et surtout technologique (machine à vapeur, textile etc.). La situation a évolué avec la deuxième révolution industrielle et des découvertes comme la chimie, l’électricité, puis le téléphone, la voiture, l’électro-ménager, l’avion etc. On a compris alors l’intérêt stratégique de la recherche. Mais à nouveau ce ne sont pas toujours les inventeurs ou les premiers industriels qui ont accumulé des fortunes massives. En outre certains secteurs n’ont pas rentabilisé l’argent investi pendant plusieurs générations (ainsi le transport aérien).

La situation a massivement changé depuis. Internet notamment a massivement frappé les imaginations, du fait des énormes fortunes amassées en moins de 20 ans par les fondateurs des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), et plus encore les énormes profits de ces entreprises, avec un effet de monopole et de rente unique. Il en résulte en outre une formidable capacité d’investissement de ces firmes, et donc espèrent-elles de réédition de leur exploit. Un tel fait est probablement sans précédent dans l’histoire, même toutes proportions gardées. En outre, l’effet en est planétaire - avec cependant l’exception chinoise (et un peu russe). C’est un jeu où celui qui impose sa norme rafle tout le marché (par acceptation générale du standard et non par une décision publique) et met ce faisant la main sur des ressources colossales. Les marges énormes car le marché est immense et les coûts faibles : c’est en un sens un profit de rente, quoique de nature différente. La rareté vient de ce standard et non d’une rente physique. Mais elle est plus fragile car à la merci de nouveaux développements technologiques, avec le risque de voir une nouvelle invention faire perdre sa position centrale au leader actuel. Les autorités de concurrence sont assez démunies face à ce phénomène.

Ce qui subsiste en revanche est la grande incertitude sur les succès non seulement techniques, mais surtouts financiers de ces recherches. On voit notamment des investissements massifs dans deux domaines : l’informatique/électronique au sens large (y compris l’intelligence artificielle) ainsi que l’Internet ; et les biotechnologies. On investit massivement parce qu’on sait que ce qui marche est formidablement payant, à côté d’une très grande majorité qui rend peu ou pas. L’incertitude sur l’avenir est maximale, seule subsiste l’espérance de résultats massifs quand cela marche, ce qui est rare. Et donc la dimension financière ne sert pas de guide pour orienter l’investissement dans la recherche (au-delà du souci de méthode). Ses promesses sont générales et statistiques. Même la discipline du marché financier ne joue que de façon lointaine, et elle est atténuée par la vue de la masse des profits réalisés dans l’intervalle : une fois la firme lancée sur sa trajectoire dominante, elle n’a alors plus besoin de lever des fonds ; il ne reste que la sensibilité au cours de bourse des propriétaires.

L’économie Internet au niveau des GAFAM

Notons d’abord que l’emploi direct induit est très faible : les emplois créés sont essentiellement dans le transport (livraison) et donc assez bas de gamme et extérieurs à la firme. Soulignons ensuite l’importance stratégique de la publicité dans le modèle. Elle assure une proportion considérable de leurs profits. Selon lesechos.fr (07/06/2017) Google et Facebook contrôlent 20 % du total des investissements publicitaires mondiaux (11 % en 2012).

A la différence toutefois des media classiques, outre les sommes en question ces nouveaux supports sont beaucoup plus intrusifs, car une dimension essentielle de leur activité est l’accumulation des données sur les gens, qui sont ensuite revendues. En un sens on a ici un problème fondamental de droits : qui devrait être propriétaire de ces informations ? quel droit a-t-on d’en faire usage, et de les revendre ? D’où une fragilité liée à l’opacité du modèle financier : l’essentiel du profit est fait non par la vente du produit (recherche sur Google ou utilisation de Facebook) car il est gratuit ; mais de l’exploitation par le fournisseur des données personnelles que le client du réseau transmet sur lui-même par le seul fait qu’il y entre. Quoiqu’il en soit ces pompes financières ont un effet puissant sur les imaginations. Cela pousse naturellement l’argent à chercher à s’investir dans la nouvelle entreprise de ce type qui éclora demain ; et notamment cela les pousse elles à investir leur argent, abondant comme on l’a vu. A nouveau, de tels investissements sont par nature très différents du modèle de recherche planifié qu’on a naturellement en tête : cela suppose de très gros efforts mais une mobilité maximale pour saisir l’idée qui marche (et elle le fait alors massivement), au milieu de centaines d’autres qui ne donnent rien.

Farhad Manjoo (New York Times du 17 mai 2017) précise que les GAFAM dépensent près de 60 milliards de dollars par an en R&D, tandis que les dépenses de l’Etat fédéral américain s’établissent à 67 milliards (si l’on retire les recherches militaires). Si l’on prend la seule intelligence artificielle (I.A.) le gouvernement fédéral n’a dépensé que 1,1 milliard de dollars de recherche non classifiée en 2015. Lors du salon de l’année dernière, Sundar Pichai, directeur général de Google, a inauguré ce qu’il appelle une nouvelle ère pour Google. La compagnie de recherche serait dorénavant une société « d’avant-garde » - c’est-à-dire que la plupart de ses progrès seraient guidés par des techniques d’intelligence artificielle. Il s’agit notamment d’ ‘enseigner’ les ordinateurs afin de comprendre le langage, de voir et d’entendre, de diagnostiquer des maladies et même de créer de l’art. En outre ces investissements s’étendent à des domaines très hétérogènes (biologie notamment).

De telles recherches peuvent avoir un impact collectif majeur sur la société, qui sont comme on l’a vu loin d’être prévisibles dans leur nature. D’où des inquiétudes que manifestent plusieurs ouvrages d’anticipation . On peut imaginer le rôle de tels systèmes branchés devenir central dans la vie des gens, tout en restant la propriété d’entreprises commerciales qui restent telles (et donc sans devenir un pouvoir politique au sens propre). Cela peut glisser vers une capacité de surveillance universelle, notamment de la santé et des mœurs, qui peut aller vers le transhumanisme. Cela veut dire concrètement qu’une firme peut être amenée à définir des mœurs et une forme d’éthique. Selon Carlo D’Asaro Biondo l’éthique de Google (dont il est un dirigeant) consiste à être contre toute violence, toute attaque sur les mineurs, etc. ce qui peut aller de soi ; mais qu’en outre il y a un fort attachement des fondateurs au respect de la diversité, au refus de discrimination raciale, sexuelle etc. Là on entre dans le politique et le moral. Mais on le notera, ces objectifs éthiques sont assez conformistes. Ces firmes ne génèrent pas une vision propre en la matière ; elles prennent dans la société ce qu’elles y trouvent.

Transhumanisme

Quel rôle cela peut-il jouer en faveur du transhumanisme ? Il est dans cette perspective un mythe très puissant car il est peut-être le seul à la dimension de l’Internet (qu’on peut décrire comme la connexion généralisée de l’humanité). Sous ses formes diverses, il attire donc des sommes énormes. Il est possible que la rentabilité finale en soit faible, mais même alors cela n’exclura pas des effets appréciables, tant financiers que sociaux. A nouveau, la rationalité des investissements n’est en effet jamais acquise. Là plus encore qu’ailleurs on cherche tous azimuts, sachant que le gros des efforts est perdu mais que le peu qui gagne est lui très rémunérateur.

Mais quand on dit transhumanisme il faut savoir de quoi on parle. Selon les cas le débat sera très différent. Il y a d’abord un transhumanisme modéré, type « homme augmenté ». Mais tout homme utilisant un outil, montant sur un véhicule, regardant un télescope etc., est un homme augmenté. Cela ne remet donc pas en cause la conception métaphysique de l’homme. En un sens même cela la fonde : l’homme a pour propre d’être capable d’augmentation, parce qu’il est un esprit qui dans son opération échappe en partie aux contraintes de la matière. Un être humain qui par effet biologique ou prothèse technique verrait bien mieux, courrait plus vite, calculerait beaucoup plus vite etc., resterait dans ce champ. Nous avons déjà des gens plus intelligents, plus rapides, plus beaux etc. que d’autres. Sauf que désormais on pourra acheter cette augmentation, qui serait donc cumulative. Les plus riches risquent d’avoir sans cesse plus de succès. Cela ne changerait rien d’essentiel à la nature de l’homme, mais poserait d’énormes problèmes sociaux. Et naturellement ce sera un énorme marché. On s’offusque des inégalités actuelles, mais si ces recherches débouchent (et beaucoup d’entre elles le feront) on n’a donc encore rien vu. Bien sûr il pourra y avoir démocratisation ensuite (comme on l’a vu pour l’automobile, jugée être une provocation en 1900 car privilège des très riches, mais symbole de la consommation de masse trois générations après). Mais il peut aussi y avoir distance croissante entre une minorité ultra performante (qui pourra se sentir d’une autre nature) et le reste.

En particulier des hybridations sont concevables. Le cyborg est par exemple l’idée d’une fusion de l’homme et de la machine, et l’intelligence artificielle peut être une tentative de reproduction du fonctionnement du cerveau humain à l’intérieur d’un ordinateur. Dans ces deux cas, il s’agit d’une sorte d’intrusion de l’univers mécanique et numérique à l’intérieur de la chair et de l’esprit. Mais comme la pensée, l’âme ou la conscience de l’homme utilisent des supports matériels, de tels projets sont, dans une certaine mesure, concevables même dans une perspective philosophique non matérialiste. Ils représentent alors une menace pour notre humanité dans la mesure où ils pourraient modifier notre rapport aux autres et au monde, outre bien sûr l’effet d’inégalité qu’on a relevé, qui est sans doute le plus significatif. Nos perceptions, nos sentiments, notre expérience charnelle de la réalité à travers nos sens seraient susceptibles d’être profondément transformés. Si cet interfaçage homme/machine semble enthousiasmer les partisans les plus radicaux de l’ère digitale, il suscite l’appréhension d’une très grande part de nos contemporains.

A nouveau cela ne change pas la condition ultime de l’homme comme tel (u cyborg reste en un sens un homme avec ses vulnérabilités) mais cela peut bouleverser la société en en accentuant les traits existants. Ce n’est pas l’idée d’amélioration qui est en soi le problème, car par définition, rechercher une amélioration (un mieux, et donc quelque chose qui va plus loin dans le sens du bien) est plutôt en soi un bien ; mais à condition évidemment de savoir ce qu’est le bien. Or la sagesse chrétienne (et d’autres) nous enseigne que notre bien ultime n’est pas dans la matière et sa maitrise. Comme on voit donc, la question de fond est anthropologique.

Mais cette importance de la perspective anthropologique est encore plus grande quand on passe au deuxième niveau du transhumanisme, car l’enjeu devient alors métaphysique. En effet, si on pousse à son terme la logique du transhumanisme, son objectif en fin de compte (son mythe) est une forme d’immortalité, en tout cas de maîtrise radicalement différente de l’homme sur lui-même et par exemple un être post-humain qui ne serait plus dépendant de son corps biologique actuel. L’hypothèse sous-jacente limite est que par la technologie on puisse donner un support différent à l’âme d’une personne, donc qu’on puisse l’appréhender comme un programme informatique au sens large et la restituer sur une base physique ou biologique. Ce transhumanisme radical est fondamentalement matérialiste. Selon les conceptions spiritualistes au sens large il est en effet exclu qu’un procédé matériel puisse s’emparer de l’âme, notamment afin de refabriquer un être dont elle serait la mémoire et la volonté. Si donc les transhumanistes radicaux réussissaient leur opération, ce serait la preuve indiscutable que le matérialisme a raison et que les conceptions spirituelles sont fausses. Ce serait un cas exceptionnel où une réalisation scientifique trancherait de façon définitive un débat philosophique majeur. Cela dit, même dans ce cas on ne sortirait pas de la matière. L’homme augmenté même potentiellement ‘immortel’ resterait un simple dispositif technique. La vulnérabilité de la matière (car la vulnérabilité ultime n’est pas celle de l’homme ou de la vie, mais celle de la matière) subsisterait : un programme ça s’efface, une machine, ça se casse – d’où la terrible angoisse qui hanterait ses bénéficiaires (erreur techniques, astéroïde malencontreux etc.). Cela n’a rien à voir avec la vie éternelle et la contemplation de Dieu…

Il en est de même de l’IA (intelligence artificielle au sens radical du terme). Fabriquer un être qui réellement penserait supposerait qu’il ait une forme de conscience. Une machine de traitement du langage ou de traduction ne connaît pas véritablement ce qu’est le sens. La conscience suppose une première personne. Une telle IA suppose qu’on ferait de la 1ère personne à partir de la 3e : on ne voit pas comment cela est possible. Sauf à nouveau si le matérialisme a raison. Mais c’est qu’alors la personne n’est pas une personne, mais un simple algorithme.

Le fait est que beaucoup d’argent s’investit dans ces recherches diverses…et donc elles ont des chances d’avoir certains débouchés. Il y a donc ici un enjeu majeur, qui est d’abord d’ordre politique et collectif : comme il est exclu d’aligner des investissements de cette amplitude dans un sens plus humaniste, c’est d’abord la question de la surveillance et de l’orientation de cette recherche qui est posée. Or les moyens publics (étatiques) pour ce faire sont limités, tardifs et souvent assez aveugles : pas inutiles mais partiels. Inévitablement donc, des entités privées (les firmes qu’on a citées) ou sous contrôle public dans des pays autoritaires (Chine) se trouvent désormais dotées d’une capacité de bouleversement de nos sociétés qui est sans précédent en termes non seulement quantitatifs, mais qualitatifs. Sans parler des sous-produits de la recherche militaire. Nous ne pourrons dans une mesure importante pas les en empêcher…

En revanche nous pouvons agir au niveau de la culture collective, car on l’a vu la philosophie sous-jacente en est assez pauvre ; pour faire un peu de Gramsci, la question de l’hégémonie culturelle est posée. Qui peut d’ailleurs se traduire en termes financiers car les marchés sont très sensibles. Si en effet s’accrédite publiquement l’idée que tel ou tel comportement est répréhensible, et que les cours (de bourse) en pâtissent, les entreprises en tiennent compte ; et plus encore s’il existe une finance sensible à ces valeurs collectives, et construite pour cela : une variable d’ISR (investissement socialement responsable), mais bien plus exigeante, car basée sur une anthropologie étoffée et solide. Du pain sur la planche pour les catholiques, et plus généralement les hommes de bonne volonté.

Mais retenons la leçon finale, qui est que ces évolutions dantesques ne sont ni prévisibles ni même véritablement pilotées. Il apparaît donc que plus que jamais notre faiblesse est notre principale force, car elle nous conduit à reconnaître que nous sommes entre les mains de Dieu. Qui tire toujours un bien d’un mal et a déjà vaincu le mal… adjutorium nostrum in nomine Domini, qui fecit coelum et terram.


















































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