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L’Eglise et le monde de la finance : Entretien avec la revue Carmel


mercredi 2 octobre 2019









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Revue Carmel N° 172 septembre 2019. pp. 73 sqq.

http://www.editionsducarmel.fr/libr...

Lire aussi sur ce sujet Pierre de Lauzun L’argent maître ou serviteur , qui vient de paraître chez Mame : http://www.pierredelauzun.com/L-Arg...

Texte

En théologie, le terme « économie » est utilisé pour parler du dessein de salut, des œuvres de Dieu ad extra. Au sens commun, il désigne, généralement, la gestion de l’argent. Comment articuler ces deux sens ?

Vous pouvez commencer par l’étymologie d’économie qui signifie : « loi de la maison ». L’économie, c’était ce qui réglait la manière dont fonctionnait la famille. Dans la notion de famille, vous retrouvez à la fois la notion matérielle qui a donné le sens moderne d’économie et la notion de « comment je régule une communauté pour la faire parvenir à sa perfection ». Cependant la différence radicale, c’est que dans la famille, le traitement des biens matériels est fondé sur la gratuité. À partir du moment où l’on entre dans ce qu’on appelle aujourd’hui économie, on sort de la gratuité et on entre dans un domaine d’échanges et de calculs. Et la question devient : « comment cette économie, au sens moderne, peut-elle s’inscrire dans un plan providentiel ? » Ce qui pose d’autres questions.

Déjà, « comment se fait-il que c’est dans le monde culturellement chrétien que s’est faite la découverte de ce que nous appelons l’économie ? » Je pense que les qualités et la vision du monde que le christianisme, éventuellement sécularisé, apporte, donne une réponse. C’est-à-dire l’idée qu’il y a une histoire, l’idée que demain peut être meilleur qu’hier, l’idée que le travail, y compris manuel, est en soi une bonne chose, l’idée que la rationalité n’est pas incompatible avec la foi. Toutes ces idées-là ont doté les pays occidentaux de ce qui a permis le décollage de l’économie. Étant entendu qu’il s’est fait en étant accompagné par la sécularisation, c’est-à-dire, la perte progressive du lien avec cette matrice originelle. Donc d’un point de vue providentiel, il se passe quelque chose de tout à fait étrange, c’est-à-dire, un don de Dieu, prodigieux, mais qui s’est accompagné d’un recul progressif du lien et de la gratitude envers Dieu. Ce que j’illustre par le fameux cantique de Moïse dans le Deutéronome où Dieu se plaint de son peuple. Nous avons reçu des dons tout à fait prodigieux, que nous développons comme les israélites qui travaillaient leur terre à l’époque, mais avec plus de lien et de gratitude envers Dieu que nous… même lorsqu’ils se tournaient vers les autres dieux. Nous jouons un jeu dangereux. Nous croyons pouvoir nous attribuer nos succès économiques et nous croyons pouvoir les réguler tout seuls.

Or il est manifeste que l’économie a besoin d’une base éthique pour fonctionner. Si celle-ci se corrode, c’est dangereux d’une façon générale, mais c’est dangereux pour l’économie elle-même. Une économie où la confiance mutuelle se réduit fonctionne moins bien, par définition. Une économie qui a des crises est une économie qui, à un moment donné, dissout le lien social et finit par se détruire l’économie. Nous vivons dangereusement comme les Israélites, dans la Bible, vivaient dangereusement en allant sur les montagnes adorer on ne sait qui.

Quelles seraient les pistes pour que le monde économique sécularisé retrouve la source chrétienne qui l’a rendu possible ?

La réponse est la réponse biblique, c’est-à-dire : « revenez à moi ». C’est la réponse la plus naturelle. Elle doit s’accompagner aussi d’une évangélisation par intervention dans le domaine économique et financier. Ce n’est pas à un hasard si la période que nous vivons est celle du développement de la Doctrine sociale de l’Église, depuis 1891. Elle n’est pas radicalement nouvelle dans l’histoire de l’Eglise mais elle est nouvelle dans cette expression particulière, en s’appelant ainsi et en se présentant comme une doctrine spécifique dont le statut est intermédiaire. Jean-Paul II l’a présentée comme une branche de la théologie morale, ce qui veut dire qu’elle est porteuse d’un message évangélique. Simultanément elle traite de sujets largement mondains en faisant implicitement ou explicitement référence à la loi naturelle. D’ailleurs le message est présenté comme ne s’adressant pas spécifiquement aux catholiques, mais à tous les hommes de bonne volonté. La Doctrine sociale, donc, clairement est à cheval sur les deux registres. À la fois, elle dit des choses qui peuvent conduire les gens qui les entendent au Christ, et des choses qu’ils peuvent comprendre sans avoir la foi. Avec un élément de base qui est l’importance de l’éthique et de la morale. Ce qu’elle dit, c’est qu’on ne peut pas penser l’économie sans la morale. Ce qui est le contraire de ce que disent les manuels d’économie qui disent plutôt : « vous avez vos préférences, je m’en fiche. Mon travail comme économiste, c’est de voir ce que signifie le jeu de ces préférences dans l’activité économique de production et d’échanges. Je considère ces préférences comme des données. » Or dans l’activité humaine, il n’y a pas cette séparation. Les préférences comportent un jugement de valeur, de bien ou de mal. Dans le comportement du producteur, dans la vie collective d’une entreprise, il y a une dimension éthique. Quand la réflexion économique a commencé à naître, c’est-à-dire au Moyen-âge, les scolastiques l’inséraient dans la morale. Dans la Somme de théologie de saint Thomas, il en est question dans l’étude des vertus morales, et cela a continué ainsi jusqu’au XVIIIe siècle. Adam Smith, considéré comme le fondateur de l’économie politique moderne, est intermédiaire. Il a encore un souci moral, mais il donne des instruments intellectuels qui conduisent à son dépassement. Dans son fameux apologue, le boulanger fait du bon pain non pour faire du bien mais pour faire de l’argent. Il peut être amoral mais en même temps rendre service. Mais dans l’idée de Smith, il y a encore l’idée d’une Providence qui tire un bien d’un mal. Après lui, on en est venu à se dire : « méthodologiquement, je me fiche des considérations morales ou éthiques du boulanger, je regarde pourquoi il fabrique et comment il vend. »

Puisque Dieu tire un bien d’un mal, comme le dit Saint Augustin, n’en est-on pas venu, en évacuant Dieu du champ de l’économie, à légitimer le mal par le bien qui pourrait en sortir ?

Oui, c’est là où Smith a franchi un pas en considérant comme normal qu’il y ait un mal si ce mal est canalisé. Dans sa pensée, il y avait la Providence. Mais dans la manière dont il l’a pensée, elle s’est transformée en un simple mécanisme.

Dans le discours du monde de la finance, la notion de Providence ne demeure-t-elle pas présente, comme si le marché se régulait lui-même d’une manière magique ?

Oui, cette idée du ‘marché efficient’ a prédominé en finance et dans la science économique, avant la crise de 2008. Elle a moins de force maintenant. Mais lorsque vous travaillez sur un marché, vous savez que cela ne tient pas debout, puisque les prix fluctuent en permanence. Le prix sur le marché ne peut pas être la somme aussi précise qu’on le dit de l’ensemble des informations disponibles. C’est manifestement faux. Donc celui qui y croit fait un acte de foi, mais dans un mécanisme, et non dans un être métaphysiquement différent.

Cet étrange acte de foi n’explique-t-il pas l’alternative que Jésus propose entre le service de Dieu et de l’argent ?

Par certain côté, il y a un phénomène de miroir déformé entre Dieu et l’argent. Contrairement à toute autre marchandise ou bien matériel, l’argent est neutre, il est omnivalent (on peut l’échanger contre tout), il a une espèce d’universalité qui lui permet de jouer un rôle de régulation générale unique. Et il le fait en étant extrêmement abstrait, parce que n’importe quel autre bien, même l’or, peut avoir une utilisation ; il peut avoir un attrait, on peut aimer sa couleur, son apparence, etc. L’argent monnaie n’est lui rien. Il est une abstraction absolue. Il est compatible avec absolument tout. Du coup, il est en un sens comparable avec Dieu, mais en étant un néant, se prétendant jouer un rôle analogue à Dieu - puisque par lui-même il n’est rien, c’est une convention sociale totale qui joue de fait, dans l’esprit des gens, un rôle démiurgique.

Devant cette puissance fascinante de l’argent, ne peut-on pas penser que les exhortations de la Doctrine sociale de l’Église relèvent de l’utopie ?

La Doctrine sociale remet les choses à leur place. Jésus ne dénonce pas l’argent comme à éliminer puisqu’il dit : « Faites-vous des amis avec le mammon d’iniquité. » Il dit donc « utilisez-le ». Il dit même : Vous êtes beaucoup moins malins que les méchants dans l’utilisation de l’argent, donc prenez-en de la graine, soyez intelligents comme eux mais dans le bon sens. Sans être, évidemment, les serviteurs de ce moyen mais en faisant de ce moyen un serviteur. D’où la fameuse phrase : vous ne pouvez pas servir deux maîtres. Jésus pense à l’argent dans son rôle propre, mais aussi dans son rôle indirect, car comme il est l’accès à tout, il réunit l’ensemble des tentations, en tous cas une grande partie des tentations possibles.

J’ajoute que dans une époque relativiste, l’argent joue un rôle beaucoup plus important. Quand vous avez des personnes qui interagissent et qui n’ont pas de valeurs communes, de références communes ou qui n’arrivent pas à en trouver, et qui ne cherchent pas à y arriver parce qu’ils ne pensent pas qu’il y a la possibilité d’arriver à un accord sur le bien, le moyen commode de se mettre d’accord, c’est la transaction. Si vous faites un accord au moyen de l’argent, vous n’êtes pas obligés d’avoir d’accord sur le fond. Il suffit que vous ayez quelque chose à faire ensemble en y mettant un prix. Et donc l’argent devient un régulateur beaucoup plus universel. Quel conseil donner à un chrétien pour gérer l’argent ?

Ce qui est fondamental, c’est de réfléchir à son rôle et de voir comment l’utiliser. Le meilleur exercice qui est recommandé par les Évangiles, c’est le don. Un développement récent de la Doctrine sociale, dans Caritas in veritate de Benoît XVI, insiste sur le rôle du don non pas simplement dans une sphère propre et spécifique qu’on appelle dans le vocabulaire courant la charité, mais aussi dans le tiers secteur (social, associatif, etc.) et même dans l’économie marchande. Ce qui, quand on y réfléchit, est évident. Une entreprise, par exemple, fonctionne parce que des gens travaillent ensemble. Ils ne sont pas là en permanence à calculer. Ils s’aident. Si on calcule en permanence, on devient fou. Quand quelqu’un invite un client potentiel au restaurant, il lui donne quelque chose. C’est à un niveau médiocre et calculateur, mais il y a quand même un don. L’autre prend un repas, mais il ne s’engage à rien. Le don existe donc à un niveau très élémentaire mais il peut exister à un niveau plus noble. On peut faire des dons gratuits, non seulement dans le domaine fondamental où le don régit toute la vie collective qui est la famille, mais aussi autour de soi, et matériellement en donnant de l’argent. Je rappelle le chiffre biblique de la dîme. Un spécialiste du droit canonique m’a dit que ce n’était nulle part écrit dans le code de droit canonique, ce qui est parfaitement vrai. Mais je ne le prends pas comme une prescription canonique, mais comme l’idée féconde de reprendre ce chiffre et de se dire : « il faut quand même que je fasse ça. Au minimum. Si je peux faire plus, c’est tant mieux. » Aujourd’hui la question de la fiscalité complique la réflexion, mais au moins, que ce qu’on donne soit à 10% de son revenu net au minimum. C’est, je pense, une référence utile. Un groupe de dirigeants économiques qui s’appelle : « Changer par le don » recommande d’ailleurs hautement ces 10%.

Après, il faut aller au-delà et réfléchir sur l’argent dont on dispose et sur ce qu’on doit en faire. Il y a des chapitres très intéressants de saint Thomas d’Aquin, là-dessus, notamment sur l’aumône. Pour regarder ce qu’on doit donner, il faut regarder, en sens inverse, ce que l’on doit dépenser et pour quoi. Saint Thomas dit ici, en quelque sorte : « cela dépend de votre état de vie, de votre condition sociale, mais une fois que vous avez fait ce que vous avez à faire (famille, rôle social, etc.) et que vous avez donné la dîme en question, demandez-vous ce que vous allez faire de l’argent qui vous est confié par Dieu. » Évidemment, la question a plus d’urgence chez quelqu’un qui a plus d’argent : il est plus exigé de lui. Dans le cas de la fameuse veuve qui mettait une obole, cela n’était pas exigé. D’ailleurs le Christ l’admirait pour ce geste. En revanche, pour le riche d’à côté, il lui est demandé plus strictement : « Qu’as-tu fait de ton argent ? » D’où l’épisode du riche avec Lazare, le pauvre qui était son voisin. Mais au-delà d’aider le pauvre qui est à côté, le riche peut se demander à quoi il est appelé. C’est une forme de vocation, au sens le plus noble du terme : à quoi Dieu l’appelle. L’un va être appelé à donner sa fortune. Par exemple, le jeune homme riche. À un autre, cela ne serait pas demandé parce qu’il s’appelle Joseph d’Arimathie et qu’on a besoin de sa condition sociale pour qu’il puisse récupérer le corps du Christ auprès de Pilate. S’il lui avait été tout demandé, il n’aurait pas pu faire cela. Donc il était appelé à autre chose qu’à abandonner sa position. Un troisième sera appelé à la vertu de magnificence. Pour saint Thomas et à sa suite Pie XI, relève de la vertu de magnificence, non seulement celui qui est très généreux, mais aussi celui qui investit courageusement dans de grandes entreprises industrielles ou commerciales en créant beaucoup d’emplois et en produisant des choses utiles pour la communauté. Quelqu’un peut être appelé à cela.

Il y a donc plusieurs utilisations possibles de la fortune ou de l’argent, sur lesquelles on doit réfléchir. C’est une question pour chacun, y compris dans sa prière : « à quoi suis-je appelé, moi ? ». Il y a des gens qui le savent très vite dans leur vie et des gens qui ne le savent que tard, pas nécessairement de façon coupable, mais parce que le cours de leur vie a été inattendu. Elle a pris son sens d’une manière qu’ils n’avaient pas nécessairement vue au départ.

Y a-t-il des modèles de sainteté économique ?

Le modèle du travailleur c’est saint Joseph. Mais si on cherche quelqu’un qui a été proactif dans ce domaine spécifique de l’économie, on découvre que le premier laïc canonisé qui n’est ni un martyr, ni un prince, est un marchand et financier, à Crémone, au moment où l’Italie inventait l’économie moderne et la finance. Ce personnage qui s’appelait Uomobono (homme bon, tout un programme !) était un marchand qui réussissait bien, qui savait gagner de l’argent. Mais en même temps, c’était un homme très généreux (ce qui énervait sa femme !), et il donnait beaucoup. Il avait une image d’honnêteté et de correction dans son milieu professionnel. Il est mort pauvre parce qu’il avait donné le gros de ses biens, et le peuple de Crémone a demandé au pape, le grand pape Innocent III, de le canoniser tout de suite. Ce qui à l’époque n’était pas fréquent. Et Innocent III, le même pape qui a su accueillir saint François d’Assise et donc la pauvreté, a canonisé le premier marchand, le premier laïc non-prince, non-martyr. Je n’ai pas trouvé d’équivalent qui soit aussi clairement engagé dans la vie économique et dont on voit bien que la sainteté a un lien avec cette vie économique. D’autres pouvaient être actifs dans la vie économique, mais leur vertu n’était pas là spécifiquement. Il serait intéressant de voir s’il y a quelqu’un d’autre. On m’a cité le nom d’un Argentin dont la cause est examinée à Rome. C’est une problématique importante. Si l’on admet que cet état de vie, engagé dans l’économie, est licite et collectivement utile, il doit être possible de s’y sanctifier. Il doit y avoir non seulement des gens qui le font de fait, mais aussi des gens qui soient proposés comme modèle et qui passent le stade de la canonisation.

Comment expliquez-vous le passage de la condamnation de l’usure par l’Église, à son acceptation ?

Le mot latin médiéval d’usure désignait le taux d’intérêt, quel que soit le niveau. Aujourd’hui l’usure, c’est le taux d’intérêt très excessif. Tout le monde est d’accord, et a toujours été d’accord, pour dire que le taux d’intérêt excessif au sens de l’usure moderne est condamnable. La question, c’est le taux d’intérêt tout court, même quand il est faible ; or il a été effectivement condamné, et de façon beaucoup plus énergique à partir du XIIe siècle. On considérait qu’on ne pouvait pas percevoir un intérêt d’un prêt. En revanche on acceptait parfaitement qu’on reçoive ce que nous appelons aujourd’hui des dividendes, mettre de l’argent dans une opération en fonds propres, donc en prenant un risque avec un entrepreneur pour parler en langage moderne ; c’était totalement licite et cela n’a jamais posé de problème. C’est tout à fait clair dès les origines et notamment chez saint Thomas. Quand on condamnait l’usure, c’est-à-dire l’intérêt sur un prêt, c’est parce qu’on pensait que cela impliquait l’idée fausse que l’argent était fécond par lui-même. En outre, on considérait que l’argent était consommé dans l’acte de prêt. Dès lors, il n’y avait pas de raison de le rétribuer, l’équité voulant qu’on rende ce que l’on avait prêté mais pas plus. Il y avait des fondements bibliques à cette position, mais faibles ; ainsi dans la loi mosaïque, qui d’ailleurs ne l’interdisait qu’entre juifs mais pas avec les gentils, et visait le cas de prêts à des miséreux : ce n’était pas un acte intrinsèquement immoral en dehors de ce contexte. Ajoutons que la loi mosaïque n’est pas retenue comme normative pour nous, du moins telle quelle.

Dès lors, c’est plutôt par des raisonnements qu’on condamnait l’intérêt sur prêt, et ce sont des raisonnements contestables sur le plan économique. Très vite d’ailleurs on s’est aperçu qu’il y avait un problème. Et donc on a mis des accommodations en faisant intervenir d’autres considérations. La plus importante, pour notre propos, c’est ce qu’on appelle le lucrum cessans, c’est-à-dire le gain qui s’arrête. On considérait qu’un marchand qui soustrait de son capital, nécessaire à son activité professionnelle, une certaine somme pour la prêter, du coup perd une part du gain que son activité lui permet d’obtenir. Notons que dans cet exemple ce n’est pas l’argent tout seul qui produit, puisque c’est de l’argent associé à du travail, et du travail entrepreneurial. Mais indéniablement s’il avait moins de capital, le marchand ou artisan produisait moins. Il ne pouvait avoir le même volume d’activité que si son capital restait intact. Donc il subissait une perte, et il y avait une justice à le compenser. Mais du coup, sans vouloir le reconnaître, on acceptait qu’il y ait une certaine fécondité de l’argent, non pas tout seul, ce qu’on reprochait au prêt avec intérêt, mais associé à du travail humain. Dès lors, on a accepté cette compensation et donc de fait un certain intérêt dans le cas de quelqu’un qui a une activité commerciale, bien que certains considéraient qu’il fallait pour cela que l’on ait prouvé que cet argent fonctionnait déjà avant. Il y avait aussi le damnum emergens c’est-à-dire un tort qui apparaissait du fait que l’on avait souffert du manque de cet argent, d’où une compensation.

Comme on voit, des compensations étaient prévues pour le prêteur commercial, mais cela ne débouchait pas sur la prise de conscience du fait que l’argent pouvait être représentatif d’un facteur de production qui, associé au travail, et notamment au travail de l’entrepreneur, avait réellement une contribution positive. L’entrepreneur qui a moins d’argent à sa disposition produira moins, avec le même talent et la même vertu, que s’il a de l’argent, y compris de l’argent prêté et pas simplement de l’argent mis en capital. Et donc, il y avait une insuffisance du raisonnement économique. Mais je pense qu’il y avait aussi une intuition profondément juste dans l’idée que ce n’est pas l’argent par lui-même, tout seul, qui produit, mais que c’est le travail humain, y compris celui de l’entrepreneur, qui est créatif, étant entendu que l’argent y contribue néanmoins, d’une manière qui peut justifier une rémunération, si évidemment elle reste raisonnable. Le dernier texte du magistère qui a maintenu la doctrine classique avec tous les correctifs qu’on a vus, est une encyclique de 1748, de Benoît XIV. Dans la pratique, cela ne gênait pas beaucoup le commerce. Cela avait même le gros avantage de réduire de manière non négligeable l’usure au sens moderne, c’est-à-dire l’exploitation du besoin des pauvres… drame que d’autres civilisations ont connu d’une manière beaucoup plus grave.

L’Église a commencé ensuite à affiner sa doctrine avec des textes du XIXe siècle, des réponses du Saint Office, qui sont moins visibles mais ont autorité, puis avec les deux codes de droit canonique, qui recommandent aux congrégations de faire fructifier leurs biens, et acceptent un certain intérêt légal, au moins implicitement. Cela dit, l’Église n’a pas fait de retour pour expliquer comment elle met en cohérence la pratique et l’enseignement actuels avec les raisonnements du passé pour discerner, dans ces derniers, entre ce qui était vrai parce que situé fondamentalement dans le domaine éthique et ce qui était conjoncturel, c’est-à-dire reposait sur une analyse économique, qui dépendait de la science économique du moment.

Le lecteur de la revue Carmel peut donc placer son argent en bourse sans être faute ?

Il ne l’a jamais été, car s’il est en bourse et qu’il achète des actions, des parts, cela a toujours été licite. En revanche il peut être illicite d’agioter, c’est-à-dire de spéculer d’une manière parasitaire. Et la réflexion médiévale sur le juste prix, à mon avis insuffisamment reprise aujourd’hui, garde sa valeur. Dans cette conception, le juste prix est désirable en soi, car si le prix est juste je ne vole pas l’autre et il ne me vole pas. Mais quel est ce juste prix ? Quand on regarde les textes, c’est un prix qui se déduit de l’interaction sociale, donc un prix de marché. Mais cela ne veut pas dire que n’importe quel prix de marché est un juste prix. Il y a des marchés qui fonctionnent mal, des marchés opaques, des marchés manipulés. Dans les conditions où il fonctionne de manière claire, transparente et ouverte, il dégage un juste prix. Ce qui veut dire qu’il y a une réflexion morale à avoir sur le bon fonctionnement du marché. À la lumière des réflexions médiévales, c’est un marché où d’une part des règles permettent cette transparence, cette confrontation, cette absence de domination par l’un ou par l’autre, et où d’autre part, idéalement, les acteurs y participent non pas pour faire le maximum d’argent possible par leurs opérations, mais pour dégager socialement le meilleur prix.

Je prends un exemple concret. Quand vous êtes un opérateur sur un marché financier et que vous pensez qu’il y a une bulle, c’est-à-dire que les prix montent trop haut par rapport au prix qui vous paraît correct, si vous allez vite, vous pouvez avoir de fait intérêt à acheter la valeur en question et à revendre ensuite à un prix plus élevé. Mais quand vous faites cela, vous envoyez un signal d’achat, et donc vous contribuez à faire encore monter le prix, et donc d’une certaine façon votre prévision est auto-réalisée. Mais du point de vue de l’analyse du juste prix médiéval, ce que vous faites n’est pas bien. Vous pouvez gagner de l’argent si vous êtes malin et que vous sortez assez vite avant que la bulle n’éclate et que les prix ne baissent, mais vous avez volé les autres et vous avez envoyé un mauvais signal au marché. En revanche si vous considérez que le prix est trop bas et que vous achetez, là vous contribuez à faire évoluer le prix vers un prix plus juste en envoyant un signal d’achat qui aide à faire monter le prix vers un niveau à votre avis plus juste, ce qui veut dire que ceux qui vendront à ce prix obtiendront une contrepartie à leur bien qui est plus équitable par rapport à sa valeur réelle. C’est une considération qui ne domine pas actuellement sur les marchés, mais qui doit exister chez un opérateur qui se veut chrétien. Il peut faire ses petites opérations, mais il doit se dire aussi qu’il contribue à un processus collectif d’évaluation qui a un sens et qu’il y a sa part de responsabilité. On peut et doit d’ailleurs étendre cette notion du juste prix au-delà du marché financier, par exemple avec le commerce équitable : il s’agit de donner sa juste rémunération à un producteur, par exemple de café.

Sans entrer dans une utopie, un perfectionnement de la conduite financière est-il envisageable pour l’avenir ?

Envisageable, oui, et en principe tout à fait nécessaire. Le christianisme n’enseigne pas une utopie mais demande d’agir dans le sens du bien, c’est-à-dire, de construire le Royaume, non pas au sens où il se réalisera sur terre, mais en cela qu’il se crée mystérieusement et progressivement et qu’à sa façon il est déjà là du fait même du Bien qui irrigue notre monde. Lorsque je fais du bien là où je suis, par exemple si je suis industriel et que je fais des produits meilleurs, moins chers, tout en traitant bien mes collaborateurs, je fais à mon niveau advenir le Royaume ; mais je ne suis pas dans une utopie parce que je sais que mon industrie restera imparfaite, et le monde économique de même. Je contribue alors à créer quelque chose qui relève d’une réalité d’un tout ordre que l’économie, mais qui ne sera réellement explicite et exclusif qu’à la fin des temps.

Ce qu’enseigne la Doctrine sociale est-il suffisamment attractif pour qu’à l’inverse d’Adam Smith les gens puissent avoir intérêt à la mettre en pratique ?

Jusqu’à maintenant nous avons eu deux handicaps. Le premier, c’est que la Doctrine sociale est comme on dit le secret le mieux gardé de l’Église. Elle est peu répandue ! Jamais un curé n’en parle en chaire. Il y a là une défaillance, mais qui peut évoluer, comme on le voit par exemple avec les Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC). Il y a cinq ou six ans, ils ne s’en préoccupaient pas. Maintenant, elle est au centre du mouvement. Le deuxième défaut, c’est qu’elle est un acte du magistère, c’est-à-dire de prélats qui ne sont pas économistes ou financiers, et qui restent nécessairement à un niveau de réflexion relativement abstrait. Donc, elle a besoin d’un complément de pratique et de doctrine, qui soit le fait de laïcs. Elle en a besoin théoriquement en amont, mais aussi en aval. Car s’il n’y a pas cette élaboration, forcément, elle restera dans son langage un peu étranger à ce monde-là et pas immédiatement compréhensible ni aisément utilisable. Il faut un travail intermédiaire pour traduire les principes et les idées d’une façon qui soit en rapport avec ce que les gens vivent dans leur métier.

Quel modèle, qui existe aujourd’hui, proposeriez-vous comme application féconde de la doctrine sociale ?

Il y a des formes d’entreprises qui cherchent à intégrer ces valeurs, dans le tiers secteur, comme les Focolari, les coopératives Mondragon, et d’autres gens qui visent à s’inspirer de ce genre de choses. Cela peut être vrai de patrons. Prenez les patrons chrétiens qu’on appelait paternalistes au XIXe siècle : ils ont apporté beaucoup de bien, là où les populations ouvrières étaient horriblement maltraitées à l’époque. En Ardèche, il y une cité ouvrière créée par Lafarge au XIXe siècle, avec une école, une église au centre du village, et les ouvriers pouvaient y vivre de façon décente. C’est une action de patrons qui considéraient qu’ils avaient à prendre en charge plus que la fabrication du ciment. Ils fabriquaient du ciment mais ils se souciaient aussi des gens qui fabriquaient le ciment.

Dans un autre ordre d’idées, vous avez aujourd’hui, les fonds de partage et les fonds qui visent à être gérés de façon éthique. C’est une question majeure car l’argent investi oriente l’économie dans un sens ou un autre. Déjà, le simple souci de l’environnement est bénéfique dans son principe. Mais si vous regardez la Doctrine sociale, vous allez plus loin parce que, en plus de la dimension environnementale, il y a aussi les dimensions sociales, sociétales, et en outre la qualité des produits, le juste prix, le souci des fournisseurs, des clients, des communautés, etc. La question s’adresse à la fois aux entreprises, et aux investisseurs qui doivent regarder dans quoi ils investissent.

Un travail important est actuellement fait dans le nouveau dicastère pour le service du le développement humain intégral, qui est l’ancien Conseil justice et paix élargi, notamment sur la question financière. Il y a eu un texte l’année dernière Œconomicae et pecuniariæ quæstiones, premier texte sur la finance qui dépasse deux pages ; il y en a un, en gestation, sur l’investissement éthique dans la perspective catholique ; et un autre sur l’éthique de l’investisseur. Il y a donc tout un travail qui est fait. Autrement dit, l’Église qui, sur la finance, avait dit peu de choses spécifiques, depuis très peu de temps produit des textes intéressants et élaborés.

Voyez-vous un lien entre la communion des saints et le marché financier ?

Remarquons un phénomène extraordinaire : les Évangiles parlent abondamment de la vie économique et financière, en utilisant un raisonnement financier ou économique pour parler de choses qui dépassent ce niveau, mais afin de les exposer. Aucune autre religion ne le fait, aucun texte religieux, ni l’Ancien Testament, ni les autres textes du Nouveau Testament. Seuls les Évangiles partent de raisonnements économiques. C’est extraordinaire. La parabole du trésor caché, c’est un arbitrage financier, puisque le prix du champ n’y incorpore pas l’information sur sa valeur réelle, information que le marché n’a pas puisque le prix ne serait pas du tout le même. Un arbitrage consiste en effet à acheter quelque chose de pas cher parce qu’on pense que cela vaut beaucoup plus cher. Ce qui est intéressant, c’est que même si la parabole est dite par le Christ pour parler de la vie éternelle, il utilise un tel raisonnement financier pour se faire comprendre, parce que c’est une évidence pour les gens qui écoutent. En un sens, il valide le raisonnement puisqu’il l’utilise comme base, mais il le dépasse en le généralisant. Au fond, il nous dit en effet : « vous avez intérêt à investir, oui, mais investissez en regardant bien la valeur des choses. Or il y a une valeur infinie qui est la vie éternelle ; donc forcément, c’est elle qui l’emporte sur toutes les réalités terrestres. » L’utilisation du vocabulaire de l’investissement est constante, mais pas pour en rester là : c’est pour nous dire que quand on a tout bien calculé, on intègre la valeur infinie de la vie éternelle, et alors on laisse tomber le calcul, et on donne sans calculer. Non pas en rejetant le calcul, mais parce que dans le calcul, un facteur infini est entré en ligne de compte. C’est un excellent calcul, mais ce ne doit plus être un calcul.

On gagnerait donc en vie spirituelle à mieux comprendre la vie économique ?

Oui, ce modèle a servi au Christ pour expliquer des choses qui dépassait infiniment ce niveau. Il n’a pas beaucoup utilisé l’imagerie agricole et très peu l’imagerie politique. En revanche l’économique oui. C’est un des facteurs qui a fait que l’économie s’est développée dans le monde chrétien. Il y avait cette tension entre des prédicateurs tonnant contre l’argent ou l’usure… et ceux qui savaient que cela fait partie de la vie normale de l’homme et que les Évangiles en parlent constamment.

N’aurait-on pas intérêt à davantage orienter l’intercession de l’Église dans ces domaines-là ?

Oui, mais il faut bien savoir quoi demander dans nos prières ; et pour être précis, il faut entrer davantage dans la doctrine. Mieux connaître la doctrine permet de davantage participer à son développement par la prière.

Ce serait une contribution que la prière du Carmel pourrait apporter ?

Oui, et peut-être notamment des carmélites ! J’ai eu une expérience amusante dans les monastères. La réaction des femmes est souvent plus pointue. Les moines ne se sentent pas autant concernés qu’elles. Il y a une sensibilité féminine particulière à ces sujets. Dans les comités et commissions de la Fédération bancaire française, les plus féminisées sont les commissions comptables. C’est intéressant. Les femmes ont, de façon assez répandue, le sens de ces réalités économiques et notamment comptables, pour voir où est la vraie réalité. C’est le sens féminin du réel. Dans beaucoup de ménages, c’est la femme qui tient les comptes. Ce n’est pas vrai partout, on ne peut pas généraliser, mais il y a une propension, un talent plus particulièrement répandu. Par ailleurs, le champ de la prière est beaucoup plus vaste que celui de l’application pratique et directe. Un industriel pense d’abord aux implications pour son entreprise. Celui qui prie a le souci de tout. En pensant aux questions économiques et sociales dans leur prière, les religieux, même contemplatifs, contribuent beaucoup à améliorer la société, même d’un point de vue temporel.

L’économie est donc bien inscrite dans le dessein de Dieu !

Oui. Le fait de base, dans l’économie, c’est de faire le contraire de l’idée dominante actuelle, c’est-à-dire non pas de l’isoler comme un champ autonome, en considérant le reste comme donné sans s’en préoccuper, et notamment les priorités morales ; mais au contraire en considérant qu’elle est intrinsèquement incomplète, c’est-à-dire qu’elle n’a de sens qu’insérée dans un ensemble beaucoup plus vaste, qui est moral, social, politique et au-delà encore, religieux. C’est une idée qui n’est pas familière à notre époque mais qui est en soi évidente.

Il y a aujourd’hui encore une gêne à parler de l’argent chez les catholiques, mais il faut en parler. Il faut l’intégrer dans notre réflexion morale. Si Jésus nous dit qu’il faut nous faire des amis avec de l’argent malhonnête, c’est qu’il faut agir en ce sens. Il faut donc sortir de la pure culpabilisation envers l’argent. Au lieu de prendre un whisky pour oublier qu’on a de l’argent, il vaut mieux se demander ce que l’on va en faire de bon ! Dans la culpabilisation, il y un ressort qui est bon, puisque l’on perçoit le devoir de se servir de cet argent pour le bien, mais ce ressort est alors retourné contre la personne elle-même, ce qui ne sert à rien. Il faut dépasser ce stade : il y a là un champ gigantesque à évangéliser.
















































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