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Les dérapages collectifs : quand une société va dans le mur


mercredi 24 mai 2023









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Nous avons tous en tête ce que peut être le dérapage collectif d’un société, le fait que le débat public dans un pays, les idées reçues qui fondent l’agir collectif, finissent par dériver gravement par rapport aux besoins du moment et à la situation réelle du pays - que ce dernier soit démocratique ou autoritaire.

En disant cela, on pense spontanément d’abord aux changements radicaux de système politique dans un sens collectivement désastreux : l’Allemagne en 1933, la Russie en 1917. Dans les cas de ce genre, le dérapage répond à une situation bloquée et comporte un saut dans le vide vers quelque chose de tout à fait nouveau. Un autre exemple possible qui vient à l’esprit est celui de la dérive personnelle d’un homme qui dirige un système, notamment un dictateur.

Mais ce que je voudrais évoquer ici est un peu différent : c’est le cas de dérapages collectifs sans saut dans le vide, par dérive étalée dans le temps ; et donc dans une société qui n’est ni saisie par la rapidité des événements, ni hors d’état de réfléchir ou de débattre, qui pourrait donc - et si le monde était rationnel, qui devrait - prendre conscience de son dérapage, et réagir contre ; mais elle ne le fait pas. Les Cassandres ne manquent pourtant pas, qui avertissent du danger ; mais elles restent minoritaires et ne sont pas écoutées. Bien sûr pendant tout un temps une explication partielle est le fait que la dérive n’est pas encore totalement évidente, et reste donc discutable. Mais cela ne rend pas compte de cet étrange phénomène du contraste entre la dérive de tous et la faiblesse relative de la prise de conscience et de la réaction.

Dans de tels cas, le fait est que certaines formes de pensée deviennent dominantes et incontournables, imposant leurs critères de raisonnement, alors même qu’elles aboutissent à des décisions contreproductives. Et surtout, plus surprenant encore, qui sont souvent contreproductives de leur point de vue même. Ce genre de dérive peut durer un temps significatif sans être corrigé, et quand il devient clair qu’il y a un problème, c’est très tard et le problème est devenu grave.

Un exemple actuel particulièrement caractéristique est celui de la France depuis 1974. Très régulièrement des décisions absurdes y sont prises, mais rarement corrigées, dans des domaines variés : le regroupement familial des immigrés, les nationalisations, la retraite à 60 ans, les 35 heures, la négligence puis le recul programmé du nucléaire, l’effondrement de l’effort militaire, la baisse dramatique du niveau scolaire, la politique africaine, l’immigration incontrôlée, la démolition des prestations familiales et la baisse de la natalité etc. Avec une constante, le dérapage de la dette publique. Sauf sur le premier point (nationalisations, suivies des privatisations), il n’y a pas eu de marche arrière assumée : ou on vit avec la mauvaise décision, ou on bricole pour faire semblant ou corriger les effets les plus criants. La gauche (PS et ses alliés) a souvent eu la responsabilité première de ces dérives ; mais souvent aussi la responsabilité a été ensuite partagée, et la droite (RPR, UMP, LR etc.) n’est jamais revenue vraiment sur de mauvaises décisions même si elle s’y était opposée au départ.

Cela met en évidence quelque chose de plus que le jeu normal des divergences et des erreurs : il y a à l’évidence dans ce pays un biais collectif, un attachement à un mode de pensée et d’action déficient mais qu’on ne veut pas corriger. Cela passe notamment par un refus de l’effort collectif, le refus de redresser les situations établies abusives, qui peut se rencontrer dans d’autres pays mais n’atteint pas ces proportions. Et cela ne se limite pas à une incapacité à agir, car très vite c’est l’existence même du problème qui n’est pas vraiment mise sur le tapis et se trouve vite oubliée dans le débat collectif.

Il semble bien qu’on ait une dérive analogue dans la Russie poutinienne, qu’a bien mise en lumière l’échec relatif de la Russie dans son opération en Ukraine. Je ne place pas ici du point de vue de la condamnation morale de l’agression, mais de ce que le régime cherchait lui-même à faire. La grande idée du règne de V. Poutine était de restaurer la Russie dans une position de vraie puissance. Or ce que l’on constate, c’est une incapacité militaire qui a stupéfait même le monde des spécialistes, et une faiblesse économique relative qui était mieux connue mais est devenue bien plus visible. Ce qui met évidemment en lumière l’existence de failles profondes qui ne datent pas d’hier et paraissent structurelles. Manifestement le régime s’est intoxiqué lui-même, et la société russe avec, notamment sur sa réalité militaire et sur l’état des lieux politiques en Ukraine. On dit que c’est prévisible pour un régime autoritaire, les gens flattant le prince en lui cachant les mauvaises nouvelles. Mais de nombreux régimes autoritaires se sont révélés au contraire militairement efficaces (Hitler jusqu’en 41) ou capables de redresser leurs erreurs (Staline).

Les Etats-Unis offrent un spectacle assez différent. Ils ont connu de graves dérives et commis d’énormes erreurs, voire pires ; la pression collective peut y devenir à un moment plus paranoïaque qu’ailleurs et avec une grande intensité dans l’erreur. Voir les exemples de la prohibition de l’alcool, du Vietnam, de l’Iraq ; ou actuellement du wokisme. Mais le fait est qu’ils se corrigent souvent bien plus vite. Ainsi actuellement dans leurs rapports avec la Chine, après une longue négligence. Et donc si dans leur cas échecs et réussites alternent, l’effet d’ensemble est moins évident que dans les exemples précédents.

Par certains côtés, la Chine présente elle aussi un paysage complexe : le délire maoïste a été suivi d’une rectification profonde qui a été fructueuse. Mais on peut en revanche se poser la question depuis Xi Jinping, qui a raidi le mécanisme et pourrait aboutir à le gripper.

En revanche on peut discerner une autre très large dérive collective dans le mécanisme européen, notamment avec sa tentative de sortie de l’histoire et son rêve d’un Etat post-national pacifiste et exemplaire. On s’est gaussé de Fukuyama, mais son pays (les Etats-Unis) n’a jamais pensé sortir de l’histoire. L’Europe oui. Et même l’actuelle guerre en Ukraine ne la réveille pas vraiment.

On pourrait aussi citer dans des genres très différents les dérapages argentins, qui sont une constante dans ce pays depuis le délire péroniste. Et à bien des points de vue le déni de réalité qui affecte l’Eglise catholique depuis le Concile.

Que peut-on faire dans ces cas-là ? Justement, le problème naît largement du fait que le pays qui entre dans ce genre de dérive s’est précisément construit, dans la phase en question, pour ne pas voir les problèmes qui l’affectent, ou au moins pour refuser les considérations en ce sens dans le débat public. Un point d’action qui vient alors immédiatement à l’esprit est la restauration d’une certaine qualité du débat, ce qui suppose un débat sans diabolisation. Car si on diabolise tout ce qui s’oppose aux idées dominantes, le débat se ferme. Diabolisation : on retrouve une maladie bien française.


















































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