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Les inégalités et la justice sociale (premier article) : les inégalités de revenu


samedi 12 décembre 2020









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Pauvreté et marginalité

Traitons d’emblée un point : la pauvreté. Urgent, mais particulier. On tend trop souvent à voir cette question de la pauvreté en termes d’inégalité. Le lien existe évidemment, mais les questions de la pauvreté et des inégalités sont très différentes et doivent être distinguées. L’une concerne la partie démunie de la société ; l’autre, l’ensemble des rapports au sein de celle-ci, vus sous l’angle de la répartition des revenus ou des patrimoines. Une réponse à chacune de ces questions peut conduire à des positions et des actions très différentes, ne serait-ce qu’au niveau des priorités : doit-on par exemple rechercher l’égalité maximale entre tous, ou privilégier le souci du pauvre ? Je commence par la première question, de la pauvreté. On verra ensuite l’inégalité.

La question de la pauvreté

Même s’il n’est pas le seul, le chrétien est par excellence à l’écoute du message biblique et plus particulièrement évangélique portant sur les pauvres. Certes, le propos selon lequel la croissance économique ne profite pas aux pauvres est à la fois vrai, et quelque peu déséquilibré. Certes, il est faux de prétendre qu’il y a automatiquement diffusion vers le bas de la richesse et réduction de l’exclusion. Mais il est erroné de ne pas reconnaître qu’il y a des retombées significatives de l’activité économique concurrentielle ; trop souvent, on ne voit que l’hypocrisie (bien réelle) de ceux qui s’en drapent pour justifier la loi de la jungle. C’est pourtant un fait qu’une grande partie de l’humanité a réellement et massivement progressé matériellement (même si on peut estimer que ce n’est pas durable du fait des contraintes écologiques), notamment depuis 30 ans, et que des milliards d’hommes sont sortis de la misère. De la même façon, si l’inégalité croît manifestement selon plusieurs critères, en revanche affirmer que seule une minorité s’enrichit et que la majorité s’appauvrit ne correspond pas aux faits, au moins pour une grande partie de l’humanité. Dit autrement, on ne paraît pas vraiment voir la puissance de création de richesse de l’économie, et sa capacité à en faire profiter un grand nombre. Or cette capacité existe, même si elle a ses limites, et notamment avec l’exclusion, point sur lequel sa critique est indiscutable – d’où le besoin de solidarité.

Les degrés de solidarité

D’un point de vue moral ou éthique, il est manifestement immoral de refuser ou marginaliser le pauvre comme tel, et de nier toute solidarité avec lui. Inclure les pauvres et ne pas créer des exclus sont d’un point de vue éthique des priorités évidentes et incontournables pour tous, y compris pour les acteurs de la vie économique, voire notamment pour eux. Le refus de ce principe peut avoir une dimension pathologique (peur de la personne du pauvre, ou peur de manquer soi-même de ressources). Mais d’autres se réfugient derrière des théories pour mettre des limites à cette exigence de solidarité. L’économiste américain Tiemstra (Stories economists tell, Pickwick Publications, Eugene Oregon, 2012) critique ainsi trois idées selon lui répandues dans la droite américaine, et il y répond terme à terme. Le premier est de définir la pauvreté en termes absolus (ceux qui sont en manque total) – et de ne pas aider les autres (ceux qui ne sont qu’en manque relatif). Or la pauvreté est d’abord relative à la position du pauvre par rapport à la société, et cette pauvreté relative crée des problèmes sociaux observables. Le second consiste à distinguer les pauvres à aider et les autres : cela peut être en excluant les pauvres qui travaillent, ou au contraire ceux qui ne font rien. Or l’obligation morale d’aider les pauvres ne se relie pas à un mérite de leur part, mais à leur besoin (même s’il est bon qu’on les encourage ou aide à travailler le cas échéant). Le troisième consiste à renvoyer l’aide aux pauvres à la seule initiative privée. Mais le gouvernement est là pour instaurer la justice dans la société, et il n’est pas évident que les structures privées soient toujours plus compétentes ou appropriées.

On pourrait ajouter inversement qu’on ne peut pas non plus tout attendre des seules institutions publiques. Car la création de richesse et d’emploi et la logique économique sont d’abord le fait des acteurs privés. Ces points sont incontestables. La solidarité avec les pauvres se réfère à un besoin de ceux-ci ; elle ne se limite pas à des besoins fondamentaux comme la faim, et ne se base pas sur les mérites du pauvre. Et rien n’implique que le niveau politique n’y joue pas son rôle. En résumé, il faut une action publique, au moins dès qu’on constate que l’action privée ne suffit pas. Mais il est vrai aussi que l’aide privée, interpersonnelle, est première, et probablement plus efficace quand elle existe. En outre, quelle que soit l’organisation de la solidarité sociale et de l’économie, il y aura toujours des personnes en situation de besoin, et la demande éthique d’aide et de solidarité subsistera, s’adressant à tous.

Inégalités et revenus

On l’a dit, la question des inégalités est distincte de la question de la pauvreté : elle se réfère à la société en général, alors que la pauvreté et l’exclusion ne se réfèrent qu’à une partie de la population, aux besoins plus urgents mais aujourd’hui relativement limitée, au moins dans les pays développés. La question concrète est ensuite : sur quelle base faut-il apprécier le degré d’inégalité dans la société, et, si on juge qu’il faut la réduire, comment le faire sans créer d’autres maux ? Contrairement à la pauvreté, cette question n’a pas de réponse de principe immédiate, en morale commune comme d’un point de vue chrétien. Les conceptions en présence sont dès lors variées.

Justice commutative et justice distributive

Dans une large mesure, le débat tourne autour de la notion de justice. Mais de quelle justice parle-t-on ? La justice consiste à donner à chacun ce qui lui revient. Dans le cadre de la pensée classique, le point central est l’existence de deux types fondamentaux de justice : la commutative et la distributive ‘saint Thomas d’Aquin, Summa Theologiae II-II q 61 : De partibus iustitiae). Dans le premier cas, on vise les rapports d’une personne à une autre. Il s’agit donc de relations entre deux parties de la société. Cette justice ‘commutative’ régit les échanges. L’échange doit être ‘égal’. Dans le second cas, on considère la relation de la partie au tout, donc de la personne à la société. Cette justice ‘distributive’ considère la ‘distribution’, au sens le plus large, des choses communes aux membres de la société. La distinction est importante, car dans chacun de ces cas le terme de comparaison par lequel on mesure la justice est différent. Dans la justice commutative, on compare les choses échangées (ou la rémunération d’un acte) ; ainsi dans un achat ou une vente. Extorquer un prix élevé, même consenti, c’est vendre ce qu’on n’a pas, donc injuste. Et prendre à quelqu’un quelque chose qu’il a gagné est aussi une injustice : ce qui met incidemment une limite évidente à l’impôt. L’égalité entre les termes y est donc centrale : l’échange met en rapport deux volontés, égales comme telles.

Dans le second cas, la justice distributive, on considère la relation de la personne à la société. La société considère ce que chacun est en droit de recevoir d’elle comme membre, en fonction de sa place et de son rôle. Implicitement ou non, cela contient une appréciation de ce que chacun apporte à la société ou y signifie. Sur le plan économique, ce dû peut résulter du fonctionnement du système, ou être octroyé par la société, qui puise dans les ressources communes, ou bien encore provenir d’autres participants, dont c’est le devoir. Ainsi de nos jours une prestation sociale est versée directement par la société, alors que le SMIC est payé par les employeurs privés, mais exigé par la loi. Le dû peut être monétaire ou non (honneurs, statut, instruction, emploi etc.) – ce dernier facteur étant plus rare de nos jour (à tort). Selon quel critère ce dû est-il établi ? Cela dépend à l’évidence de la société. En effet, contrairement à la justice commutative, le terme de comparaison n’est pas l’égalité entre deux choses, mais une proportion : ce qui est dû sera proportionnel à ce que sont, ou font, les personnes en question, d’un façon qui dépend directement de la logique particulière de construction de la société en question : si une personne est, ou fait, plus qu’une autre selon ces critères, il en sera de même de ce qu’elle reçoit. Notons d’ores et déjà que de ce point de vue il est équitable (juste) que chacun reçoive un niveau de prestations qu’on peut appeler de base, à laquelle il peut prétendre comme personne humaine, membre de la société.

Notons le raisonnement : la justice est une relation entre deux termes. Et cette relation, tout en s’imposant aux parties au moment où le problème se pose, n’est pas fixée pour toujours dans un empyrée quelconque. Dans un cas, cela dépend de l’échange et notamment des spécificités d’une transaction. Dans l’autre, cela dépend des conditions particulières de l’organisation sociale considérée, qui peut varier. En outre, ces deux grandes conceptions de la justice peuvent se heurter dans la pratique. Et selon les cas on peut avoir à donner l’avantage à l’une ou à l’autre.

Ajoutons que dans la perspective classique, la recherche de justice s’inscrit nécessairement dans le cadre du bien commun, car elle est un des moyens les plus importants pour œuvrer dans son sens, et ne se comprend pas pleinement sans cette finalité. On est donc dans un contexte qui n’est pas individualiste, ni moralement neutre, mais reconnaît des finalités, aux personnes et à la société. On ne pose donc au départ ni a priori libéral, ni égalitariste (et on est très loin de John Rawls). Mais on considère ce que dans une société donnée il faut attendre de chacun et donner à chacun, pour aboutir au bien commun de cette société.

Les inégalités, la justice sociale et la redistribution

Je ne développerai pas les thèses en présence sur cet immense sujet des inégalités, qui ont fait l’objet d’une littérature abondante. Je me concentrerai en outre ici sur l’inégalité des revenus : celle des patrimoines sera évoquée dans un autre article. Un premier ensemble de positions regroupe celles qu’on peut qualifier de gauche ou social-démocrate, pour qui l’inégalité est en soi mauvaise et doit être contenue, voire éliminée, essentiellement par une intervention publique. Ce peut être en critiquant l’inégalité comme injustice, les hommes étant égaux, ou comme obstacle à le participation de tous à la société. Cela peut conduire aussi à refuser le dilemme entre efficacité et inégalité, et l’idée qu’une certaine inégalité favorise le bon développement de la société (cela peut même mener aussi à soutenir que les inégalités sont nocives pour l’environnement). On souligne alors que la contribution des personnes ayant de hauts revenus n’est pas socialement toujours utile ; qu’en outre, leur productivité apparente dépend largement de leur insertion dans un contexte social de production, qui, dit-on alors, explique la plus grande partie des résultats qu’ils obtiennent, de sorte qu’il est arbitraire de prétendre justifier par-là leurs hautes rémunérations. En résumer, on estime qu’il faut reconsidérer le système lui-même, qui doit être ordonné au service des pauvres et de la majorité. Ces conceptions voient alors la justice distributive de façon radicale, comme redistribution directe maximale de richesse, avec priorité absolue à la dépense publique.

En sens inverse, d’autres soulignent le degré élevé d’intrusion dans la vie des personnes et de leurs associations ou sociétés que cette action suppose ; et ils s’interrogent sur l’amélioration qu’on peut réellement obtenir par elle du sort des non-riches. On ajoute que l’existence d’une inégalité ne justifie pas à elle seule la redistribution, qu’il faudrait motiver par exemple par un dol quelconque ; car il n’est pas juste non plus que des gens soient privés de ressources qu’ils ont légalement acquises, notamment par leur activité, et à laquelle ils ont droit par justice commutative. J’ai le droit, dit Meredith, de voler du sucre pour soulager un diabétique que j’ai sous mes yeux et qui est en manque ; mais pas de voler systématiquement tout le sucre que je rencontre pour le distribuer à tous les diabétiques possibles. En outre, on n’évalue pas la désincitation que cela entraîne : or il n’est pas bon qu’un revenu soit découplé de toute contribution de la part de celui qui le reçoit ; c’est même là encore parfaitement injuste, sauf motif particulier. En d’autres termes, on néglige la mesure de l’impact de la redistribution sur les personnes, au nom d’une notion abstraite du revenu qui est découplée de la réalité économique et sociale pourtant à l’origine de la création de richesse.

Plus profondément, l’inégalité voulant dire que certains ont moins que d’autres, la première question n’est pas d’abord d’enlever aux uns pour le donner aux autres, mais surtout de faire en sorte, si c’est justifié, que ces derniers aient plus. Cela peut se faire par redistribution, mais c’est alors un jeu à somme nulle, et éventuellement négative si cela altère négativement le fonctionnement social sans apporter comparativement à ceux qui sont dans le besoin. Le moyen le plus naturel, quand il est possible, est l’accroissement de la richesse globale. De fait, la pauvreté relative ou le manque dépendent avant tout du niveau de la richesse collective , et non de l’inégalité. Supprimer les maharajas, disait Fourastié, augmenterait le revenu nominal des Indiens, mais pas la quantité de riz disponible. En revanche, la croissance augmente la richesse de tous et même diminue les écarts. Autrement dit, c’est bien ce que le système apporte de mieux à chacun qui compte, et non le carcan d’un coefficient de Gini.

Plus précisément, il y a en soi deux moyens pour des pouvoirs publics de réduire les inégalités : agir sur les revenus bruts et leur niveau, ou prélever par l’impôt (ou des cotisations sociales fonctionnant comme des impôts). Le premier est en soi plus conforme aux exigences de justice commutative comme redistributive, mais cela suppose qu’on puisse démontrer que cette justice a été violée, c’est-à-dire que des gens reçoivent plus que ceux à quoi ils ont raisonnablement droit. Mais la recherche à tout prix de l’égalité ne constitue pas en soi un argument de justice. C’est donc situation par situation qu’il faut juger. Mais cela ne doit pas empêcher d’agir et nous allons y venir.

Quant à la redistribution fiscale, c’est une mesure globale qui ne prend pas en compte le degré de justice des revenus eux-mêmes ; en termes de justice, elle rencontre donc ses limites. Elle ne peut se justifier que de deux manières : l’une est la capacité contributive aux charges communes, l’autre la volonté comme on dit de ‘réduire les inégalités’. La première est évidemment plus élevée chez les plus aisés et paraît équitable en termes notamment de justice distributive ; mais dans sa logique même elle ne permet pas un prélèvement excessif : avoir une capacité contributive plus grande ne peut impliquer se voir confisquer une bonne partie de cette capacité. Ou alors on bascule dans le deuxième argument. Mais alors se pose la motivation en termes de justice : si on n’intervient pas sur les revenus bruts, c’est qu’on les accepte comme justes ; et alors il n’y pas de raison de redistribuer, du moins sous cet angle. On justifie ensuite la redistribution en quelque sorte comme mesure balai : on ne sait pas trop comment agir sur les revenus bruts, mais comme on est contre une trop grande disparité, on rabote ce qui dépasse. Ce qui introduit une contradiction dans le fonctionnement de la société : on vous laisse gagner ce que vous pouvez mais on le confisque ensuite, de façon en outre assez grossière et imprécise. Une telle mesure a donc ses limites, c’est celle de la social-démocratie classique. On peut ajouter que la redistribution fiscale peut soulever de sérieux problèmes sociaux ou économiques. Il est notamment très difficile de situer le niveau optimal de redistribution, et donc de prélèvement à effectuer sur le revenu des autres. Il y a par exemple de considérables débats sur l’élasticité du taux marginal possible de l’impôt sur le revenu et les impôts analogues (le seuil à partir duquel il devient contre-productif) : un spécialiste social-démocrate partisan d’une forte redistribution comme Anthony B. Atkinson parle de 65%. Mais il n’est pas évident qu’un seuil dépassant les 50 % ne doive pas déjà être jugé confiscatoire. En réalité même ce niveau de 50% remet en cause la logique de la constitution des revenus.

En définitive donc, et sauf à agir sur les revenus bruts si effectivement ils sont injustes, un objectif purement égalitaire obtenu par une fiscalité lourde va contre les exigences de la justice commutative, les prestations des uns et des autres étant différentes, mais aussi de la justice distributive, la société reposant sur des rôles et des responsabilités différents. En revanche une redistribution première « raisonnable », c’est-à-dire cohérente avec la liberté des personnes et le bon fonctionnement de la société, est bienvenue, notamment en termes de justice distributive, dans la mesure surtout où elle permet à chacun de participer à la société en tant que personne. Quelle justice dans les rémunérations ?

Justice et rémunérations : la justice commutative

Nous voyons donc l’importance majeure de la justice au niveau des revenus bruts, avant redistribution. Quelles conséquences peut-on tirer de ces considérations ? Reprenons les critères classiques, justice commutative et distributive. En justice commutative, on l’a dit l’exigence principale est la justice dans les échanges ; elle implique que les abus de pouvoir des riches soient sévèrement contrôlés, et a fortiori tout ce qui est corruption et abus de pouvoir. Mais elle ne s’oppose pas à l’inégalité des revenus s’ils sont justement acquis, et considérera même injuste une redistribution fiscale excessive. On objectera que bien des hauts revenus sont le fruit d’un rapport de force et non de prestations ; c’est vrai (mais pas toujours, loin de là) ; mais si on remet en cause pour ce motif un revenu élevé, ce sera parce qu’il n’est pas mérité, pas pour des motifs égalitaires.

Cette dernière observation s’applique notamment aux revenus des dirigeants d’entreprise, souvent démesurés, lorsque la prestation n’est pas là, ou n’est pas suffisante pour justifier le revenu en question. C’est malheureusement très souvent le cas - quoique pas toujours. Car, contrairement à ce qu’on prétend ici ou là, il se peut qu’un patron crée un effet de richesse collective majeur, et il est alors juste qu’il en ait sa part : dans ce cas, elle peut même représenter en toute justice des sommes très importantes. De même pour des personnes ayant une compétence rare et très utile. Lorsque qu’on nous dit qu’on pourrait par expérience de pensée supprimer les patrons et ne pas voir la société s’effondrer, alors que la disparition instantanée de tous les éboueurs ou policiers serait catastrophique, on confond les problèmes. En fait, on pourra trouver des gens qui pourront assez vite faire le travail d’un éboueur (dire cela n’enlève rien à la dignité de ce dernier et notamment à sa très grande utilité pour la société, mise en lumière si besoin est par la crise du coronavirus) ; mais un dirigeant de talent est réellement rare, et fort utile. En outre, la prestation du second est dans une grande mesure elle aussi appréciable, voire mesurable, contrairement à ce que prétend notre auteur. Et dans ce cas la justice commutative validera une inégalité potentiellement élevée, qui est en outre socialement bénéfique. Mais rappelons que la réalité de nos sociétés est loin de cet idéal : bien des hautes rémunérations sont en réalité tout à fait injustifiées. Les rémunérations salariales très élevées, notamment managériales, sont les grands gagnants des 30 dernières années, bien plus que les actionnaires. C’est évidemment aussi le cas des gains résultant de la spéculation sur les actifs. Dans les banques d’investissement, les bonus issus de cette activité peuvent d’ailleurs même dépasser les dividendes. Une réaction résolue s’impose donc, de la part des actionnaires et des pouvoirs publics. Et probablement une taxation différenciée, voire une réglementation. Il faut en particulier déconnecter les rémunération des dirigeants de critères de court terme, notamment des cours de Bourse, pour privilégier les prestations à long terme, considérées selon une variété de critères. Et donc revenir sur 30 ans d’évolution erronée.

On faut aussi mentionner ici la problématique des métropoles, source majeure d’inégalités mais largement négligée (voir Paul Collier, The Future of Capitalism). Il y a plus encore que par le passé une avantage énorme à la concentration de talents qu’elles réalisent, dont Londres et New York (mais aussi Paris) sont des exemples majeurs. Comme le note Collier, la valeur ajoutée qui en résulte, et l’effet de rente induit, est partagé entre les propriétaires fonciers et les professionnels à talent (moitié moitié selon son calcul). Les premiers n’y ont aucun mérite, et les seconds en partie seulement, car le même juriste spécialisé basé à Londres est beaucoup profitable que s’il était en province. Il propose donc une taxation spécifique des uns et des autres, au bénéfice du reste de la communauté nationale, sans laquelle la métropole n’existerait pas, mais qui n’en bénéficie que peu. Cela paraît dans son principe justifié. De façon analogue, on sait enfin qu’en général les salaires dépendent de la prospérité de l’employeur autant que du talent réel des collaborateurs. Les firmes les plus profitables payent de plus hauts salaires.et les monopolistes encore plus. Les secrétaires sont bien mieux payées dans la finance que dans le transport. C’est en partie inévitable, mais justifier cela par le jeu du marché n’a pas de sens.

Justice et rémunérations : la justice distributive

En justice distributive, et a fortiori participative, la considération est différente : on cherche à faire autant que possible en sorte que chacun reçoive de la société ce qu’on estime juste qu’il reçoive (sans créer par ailleurs un mal plus grand que le bien qu’on veut obtenir) : cela dépend donc essentiellement ce qu’il fait ou est pour la société, mais cela suppose évidemment que la personne puisse effectivement apporter à la société (ce qui me conduit à mettre ici la justice participative). Mais là aussi, on l’a rappelé, l’égalitarisme ne reflète pas la réalité, car les rôles et apports des uns et des autres sont évidemment différents. Le fait d’être une personne humaine et d’être citoyen donne un certain droit indubitable à ce titre, mais ne justifie pas un objectif égalitaire, tant s’en faut. Prenons ici quelques exemples concrets.

Il y a d’abord celui déjà évoqué des patrons, qui ont une responsabilité importante et utile, ce qui fait que, même en justice distributive, il est normal que leur rémunération soit élevée. Mais justement, comme on l’a noté elle doit alors se juger sur les résultats de l’entreprise sur une durée assez longue, appréciés non seulement en termes actionnariaux ou comptables, mais aussi de responsabilité sociale. En outre, on doit pouvoir en récupérer tout ou partie, si on constate ultérieurement que des erreurs ont été commises. Or c’est souvent bien après qu’on le voit. Et en cas d’injustice, on doit pouvoir contester leur rémunération : en assemblée générale, ou par la loi.

S’agissant de la dimension collective, S. Zamagni souligne les limites du processus d’agrégation des décisions individuelles sur un marché. C’est le cas par exemple d’un chanteur ou d’un footballeur qui gagne énormément d’argent. Un libertarien américain connu, Nozick, nous dit : si des milliers de personnes acceptent de payer cher une place de concert, pourquoi les en empêcher ? Et alors, pourquoi critiquer le fait que le chanteur gagne des sommes énormes ? Zamagni répond que l’achat individuel de places ne signifie pas approbation de la résultante, à savoir le niveau de revenu du chanteur. En d’autres termes, dans un tel système l’effet d’ensemble ne fait l’objet d’aucun examen ; alors que la même liberté de choix que les participants manifestent au niveau individuel pourrait les conduire à influencer dans un autre sens le résultat collectif. C’est la main invisible qui est ici en défaut. Certes, les gens qui ont payé les places ou la musique ont accepté un prix élevé (ce qui est peut-être acceptable en justice commutative). Mais ils n’ont pas accepté ipso facto que la somme de ces paiements aboutisse à une fortune. En justice distributive, on peut considérer qu’il y a excès. Soit pour le condamner moralement. Soit pour exiger un geste généreux de l’intéressé. Soit enfin pour les surtaxer.

On prendra enfin le cas de magistrats ou de militaires, actuellement mal payés. En justice commutative, on pourrait peut-être tolérer que ces fonctionnaires soient recrutés à un niveau de salaire modeste. Mais en justice distributive, l’importance de leurs responsabilités, et la gravité de leur tâche, imposent une rémunération exprimant la reconnaissance de ce rôle par la société. Et donc bien placée dans l’échelle des revenus. On peut citer aussi ici le rôle de tous ces acteurs de la vie économique, de l’éboueur au livreur, dont la crise sanitaire nous a fait percevoir l’importance ; sans parler, a fortiori, des soignants, infirmières en tête, dont on ne peut voir la rémunération comme le faisait la société auparavant.

A un niveau plus général, on pourrait rappeler ici le principe catholique (mais compréhensible par tous) de la destination universelle des biens : il s’applique normalement d’abord à la propriété, mais il peut avoir son sens en matière de répartition des rémunérations. Ce ne sera alors à nouveau pas dans un sens égalitaire, mais pour que chacun obtienne dans la mesure du possible la possibilité de se développer, d’apporter à la société et d’en recevoir un juste retour ; c’est une idée qu’expriment les notions de bien commun et de participation. Cela débouche alors sur les considérations évoquées ci-dessus sur le souci permanent et essentiel d’aider les personnes (par des moyens privés et publics) à participer activement à la société et avec fruit. Mais cela ne mène pas à l’égalitarisme, ni à une fiscalité dévorante. En revanche, cela met l’accent au moins sur un besoin vital : l’éducation, et plus largement la culture. Bien entendu, une inégalité excessive peut avoir un effet de rupture du lien social, surtout si les plus riches n’utilisent pas leur argent au service du bien commun. Mais l’envie non plus ne fonde pas le lien social, bien au contraire. Ce qui fait que l’action à mener va varier selon les sociétés, et qu’une certaine redistribution est normalement nécessaire ; elle peut être significative, quoique jamais punitive. Et surtout que la satisfaction que les personnes tirent de la société ne repose pas uniquement ni même principalement sur des facteurs matériels, encore qu’ils soient indispensables et importants, mais que la culture collective y joue un rôle essentiel. Ici encore l’économie doit être réinsérée dans un cadre plus large pour trouver sa place.

Pour illustrer notre débat, reprenons un exemple emprunté à Amartya Sen. Une flûte a été fabriquée par Carla, mais Bob est pauvre, et Anne sait en jouer : à qui la donner ? Ma réponse serait ici la suivante : la flûte est à Carla, qui l’a fabriquée et a donc droit au fruit de son travail. Mais comme elle n’en joue pas, elle va la vendre, à un juste prix : cela relève de la justice commutative. Il est naturel qu’alors Anne l’achète, mais cela suppose qu’elle le puisse ; si elle ne peut pas, mais possède un vrai talent, on peut avoir à l’aider (des donateurs, ou la collectivité) ; encore faut-il pour cela que le rôle de la musique soit socialement reconnu – et que des gens soient incités à fabriquer de bonnes flûtes ! Quant à Bob, il n’a rien à voir avec les flûtes ; mais il peut être nécessaire qu’on l’aide pour lui assurer le minimum vital d’un côté, une capacité propre à contribuer à la société de l’autre – mais pas dans les flûtes !

Un article suivant examinera la question de l’inégalité des patrimoines, et un autre celui de la participation de chacun à la société.
















































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