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Les mystères de l’argent


vendredi 4 septembre 2020









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L’argent est évidemment utile et même indispensable. Toute économie mais surtout une économie d’initiative et d’échanges suppose un instrument commun de mesure : l’argent. Sa caractéristique est qu’il peut être échangé contre tout ce qui peut être proposé sur un marché, ce qui suppose une forme de neutralité, et qu’il se présente comme un pur moyen. Mais du fait même de cette abstraction, c’est une convention sociale absolue : il faut qu’il soit reconnu par tous, mais en même temps il n’y a par lui-même aucun titre. La foi dans la valeur de l’argent repose en grande partie sur l’autorité de l’Etat. Mais il reste qu’en soi il n’a aucune valeur, aucun usage direct, surtout aujourd’hui où il n’a plus rien à voir avec un métal précieux ; et il peut se réduire à rien si la confiance s’effondre. Et pourtant, premier paradoxe, il joue un rôle central dans la société, du fait que tous croient en sa capacité d’échange.

Georg Simmel en déduit que l’argent est un instrument de libération, car son l’absence de détermination implique une absence de contrainte. Quand vous avez de l’argent, rien en lui ne vous prescrit un mode d’emploi. Mais on objectera qu’il est par là même aussi facteur de déshumanisation, car il élimine toute spécification autre que la valeur économique. Il ne dit rien sur les relations entre les hommes, sauf le fait qu’il a est reconnu et échangé contre tout ; mais inversement cela peut réduire ces relations à la seule dimension matérielle ; la prostitution en est un exemple évident. De même, les différences qualitatives entre les objets sont ramenées par lui à une seule caractéristique, le prix. Ce qui est utile dans la pratique économique, mais n’a de sens que là, et ne devrait pas conditionner le reste de notre vie et notre relation aux êtres et aux choses. La neutralité de l’argent devrait même entraîner une indifférence émotionnelle totale. Mais comme on sait, en réalité, on aboutit très souvent à l’inverse. Voie d’accès à tout ce qui est désirable, l’argent peut devenir fascinant. Il devient alors une tentation suprême, à la fois tentation de tout et tentation du néant ; car ce qu’il promet est réduit par lui à sa dimension la plus matérielle et la plus limitée : un chiffre. Deuxième série de paradoxes.

Il n’est donc pas surprenant de voir les Evangiles dresser face à face Dieu et l’Argent. C’est la puissance tentatrice de Mammon, l’argent personnifié. Mais ces mêmes évangiles insistent aussi sur le besoin impératif de l’utiliser. D’un côté, « il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche de rentrer au royaume des cieux ». D’un autre côté, « Maître, tu m’avais confié cinq talents ; voici cinq autres que j’ai gagnés ». Certes, « nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’Argent », mais malgré la fascination exercée par l’argent, il faut l’utiliser, à bon escient. D’où le conseil final de la parabole de l’intendant infidèle : « faites-vous des amis avec le ‘Mammon d’iniquité’, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles ». Mais après tout cet argent est en lui-même inerte, ce n’est pas une personne : c’est l’homme qui par ses choix pervers lui donne ce rôle et ce pouvoir corrupteurs.

La question prend un relief particulier dans une société matérialiste et relativiste comme la nôtre, et de ce fait fondée sur de pures règles du jeu. En effet, grâce à sa neutralité et sa commodité, l’argent fournit le moyen de traduire concrètement les relations sociales dans un tel contexte. Car s’il n’y a pas de valeur commune positive, si le seul absolu est la relativité des choses et une liberté négative, l’argent est le moyen pratique de fonctionner. C’est lui qui permet d’arbitrer entre les désirs des uns et des autres, par le marché ou par l’impôt. Il ne nécessite pas d’accord sur un discours, mais sur un chiffre, et il accomplit ce qu’il promet. Mais ce faisant il se substitue au lien social, et est alors aussi facteur d’éclatement de la société. Certes, de nombreux champs restent encore en dehors de cette emprise en temps normal, à commencer par la famille ; mais cela même se réduit : maintenant par la PMA et la GPA, ce sont les enfants qu’on achète.

Pourtant, à nouveau et en même temps, cet argent a une utilité centrale dans la vie économique. Il joue un rôle clef dans les échanges, donc dans tout le fonctionnement collectif, à travers ses trois fonctions d’évaluation (par le jeu des prix) ; de paiement (si j’accepte de l’argent en échange d’un bien, c’est que je sais que je pourrai à mon tour l’utiliser) ; et de conservation de la valeur économique dans le temps (donc d’épargne). On peut donc mépriser l’argent, mais on n’a pas le droit de le laisser perdre sa valeur, au risque de nuire gravement à la société.

La leçon est donc claire : les choses de ce monde ont une emprise considérable sur nous. Nous croyons en faire les instruments de notre bon plaisir, mais ce sont elles qui nous asservissent. Et tout particulièrement l’argent, apparemment pure abstraction, mais qui les résume. Il faut donc une conversion profonde pour y échapper, et se recentrer sur les seules réalités essentielles. Et en particulier ne voir l’argent que comme un moyen. Mais un moyen indispensable pour la plupart de nos actions pratiques.

A côté du marché et de l’Etat, il existe justement une autre utilisation significative et très différente de l’argent : le don. L’argent n’y sert directement à aucune mesure, aucun échange, aucune thésaurisation. Le don n’est pas comme tel lié à l’argent, et dans sa nature profonde il lui échappe. Mais une grande partie des dons sont faits au moyen de l’argent. Le don est donc l’exemple par excellence d’un rôle non réducteur de l’argent.

En dehors du don, tout cela ne condamne pas l’argent et son rôle, mais cela suppose de le mettre dans une position de serviteur et non de maître. Notamment dans nos sociétés où il glisse dangereusement vers ce second rôle. Mais pour cela il faut avoir des références claires et explicites. La question du bon usage de l’argent pose d’abord le problème de notre libération à l’égard de cette fascination, et de la restauration des liens avec tout ce qui nous entoure, et avec Dieu.

Pour approfondir, voir mon livre L’argent : Maître ou serviteur, Mame, 2019.

Paru dans La Nef septembre 2020 n°328.
















































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