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Ukraine : la logique de la guerre ne peut être éludée – même par qui recherche la paix


samedi 25 juin 2022









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La prolongation de la guerre en Ukraine, avec ses horreurs, ses destructions, ses contrecoups économiques ou autres, est en soi consternante pour tout esprit de bonne volonté. Pourtant la guerre a sa logique propre, et l’ignorer conduit soit à des décisions malencontreuses, soit à se lamenter dans le vide. Voyons comment.

La logique de la guerre

Qui dit guerre dit choc de deux volontés en sens contraire, dont la solution est recherchée dans la violence réciproque. Par définition, cela suppose que l’une au moins des deux parties considère que ce recours à la force a un sens pour elle, et que l’autre soit ait la même perception, soit préfère résister à la première plutôt que céder. La clef de la sortie de l’état de guerre est dès lors principalement dans la guerre elle-même et son résultat sur le terrain. Mais comme la guerre est hautement consommatrice de ressources, puisque son principe est la destruction, elle a en elle-même un facteur majeur de terminaison : elle ne peut durer indéfiniment.

Le rapport de forces sur le terrain peut d’abord aboutir à la victoire d’une des deux parties, qui obtient un résultat la conduisant à cesser les opérations une fois son but atteint, ou conduisant l’autre à jeter l’éponge. Alternativement, on a une situation non conclusive, mais qui ne peut durer indéfiniment. A un moment donc les opérations s’arrêtent, et le statu quo a des chances de se stabiliser au moins pour un temps. Bien entendu, un tel arrêt des opérations n’est pas nécessairement définitif. En effet après un moment de cessation des hostilités, si le choc des volontés subsiste, la reconstruction des forces rend possible une reprise des hostilités.

Mais dans tous les cas, tant que ces facteurs de terminaison n’ont pas opéré suffisamment, la guerre continue, car les motifs qui y ont conduit restent, et le sort des armes auxquels les deux parties ont eu recours n’a pas donné sa réponse. Arrêter prématurément signifierait en effet pour celui qui va dans ce sens non seulement que tous ses efforts antérieurs ont été vains, pertes humaines et coûts matériels en premier lieu, mais surtout cela reviendrait à accepter une forme de défaite avant qu’elle soit acquise ; or il avait par hypothèse décidé de se battre. Dès lors il continue, et l’adversaire de même.

C’est là que les bonnes volontés, attachées à la paix, sont déçues – un peu naïvement. Leurs appels à une cessation des hostilités, si possible sans gagnant ni perdant, tombent alors presque toujours sur des oreilles sourdes. Du moins tant que la logique même du déroulement de la guerre n’y conduise.

Le cas russo-ukrainien

La guerre en cours entre la Russie ou l’Ukraine en fournit une bonne illustration. Quelle que soit l’analyse de ses causes, le fait est qu’en février l’armée russe est entrée en Ukraine et qu’on se trouve depuis devant une situation de guerre classique et frontale entre les deux pays. Au stade actuel, la Russie occupe environ 20% du territoire ukrainien. Nous ne savons pas quel sera le sort des armes. Mais à ce jour l’examen des différentes hypothèses explique parfaitement pourquoi la guerre continue. La Russie vise manifestement au minimum le Donbass, peut-être plus ; elle a une relative supériorité matérielle ; elle n’a donc aucune raison de s’arrêter. L’Ukraine vise évidemment de récupérer son territoire antérieur ; elle a bien mieux résisté que ce que les experts pensaient, et reçoit une aide conséquente des Occidentaux, qu’elle espère encore faire augmenter significativement. Elle continue donc la lutte. Tant que ces facteurs seront à l’œuvre, la guerre continuera. Mais comme on l’a noté ci-dessus, cela ne durera pas indéfiniment. Sans faire de pronostic militaire, on peut évoquer plusieurs hypothèses.

Dans la première, la Russie parvient à des résultats qu’elle pourra présenter comme une victoire, et elle arrête toute action offensive ; cela ne peut satisfaire l’Ukraine, mais après un éventuel statu quo elle doit s’en accommoder. Au vu de la situation actuelle, cette hypothèse est tout à fait plausible. Ce ne serait pas nécessairement une vraie paix. Dans un tel cas, la suite dépendra essentiellement certes des Ukrainiens, mais dans une large mesure des Occidentaux (en fait des Américains). Soit ils se résignent à la situation, et la guerre sera terminée. Soit (cas 1 bis), ils continuent pendant plusieurs années à armer et entraîner l’Ukraine, en vue d’une reprise des opérations, rendant celle-ci possible. Mais naturellement dans ce cas la Russie ne restera pas inerte et le rapport de force risque de rester défavorable pour l’Ukraine.

Dans une deuxième hypothèse, la Russie est si nettement victorieuse qu’elle peut envisager de poursuivre son avantage en envahissant le reste de l’Ukraine, ou en tentant de dicter une paix tout à fait humiliante pour celle-ci. Cette hypothèse est faible au vu de ce qu’on observe. Et elle aboutirait sans doute à une accélération de l’effort d’aide américain, ce qui ramènerait à une des autres hypothèses.

Dans la troisième hypothèse, aucune des parties ne parvient à faire évoluer une ligne de front, qui se stabiliserait sans doute sur une base proche de l’actuelle. Mais compte tenu des acquis russes à ce jour, qui sont déjà appréciables, cette hypothèse ressemble à la première.

Dans une quatrième hypothèse, à l’inverse, la Russie subit de sérieux revers, que ce soit par l’abondance des matériels occidentaux joints à la pugnacité ukrainienne, ou par le jeu de ses faiblesses propres, déjà observées autour de Kiev. Sérieux revers veut dire que les Ukrainiens regagneraient tout ou partie du terrain perdu. Notons d’emblée que c’est une hypothèse a priori faible. Mais si elle devait se réaliser, cela poserait un problème majeur aux dirigeants russes (et même à leurs amis chinois, bien que ces derniers n’aiment pas cette guerre). Certains imaginent alors le renversement de V. Poutine ; mais naturellement cela ne changerait les choses que s’il était remplacé par des modérés prêts à accepter ce qui serait indéniablement une défaite de la Russie. Dans le contexte russe, cela paraît tout à fait improbable. Plus exactement, il y a un risque majeur que si elle voyait cette situation se profiler, la Russie recoure à une forme d’escalade, par exemple par utilisation du nucléaire tactique. Ce qui sans doute au minimum figerait la situation, et ramènerait à une des autres hypothèses.

Ce sont là des hypothèses ; mais leur examen renforce encore la conclusion précédente sur la poursuite probable de la guerre à horizon visible. Que vont faire alors les acteurs extérieurs mais qui se sentent concernés par ce drame ?

Que risquent de faire les parties tierces ?

Notons d’abord que les parties tierces ainsi concernées se limitent dans la pratique aux Occidentaux. Les autres ont l’air résolu à laisser les événements militaires se dérouler, sans s’en mêler, considérant non sans motifs qu’il n’est pas dans leur rôle d’y intervenir directement.

J’ai évoqué dans une précédent article la question des buts de guerre occidentaux (ou de ce qu’ils devraient être). Mon propos ici est plutôt d’analyser les comportements probables. Raisonnons d’abord d’un point de vue froid. Les Américains ont évidemment toutes les raisons de ce monde de continuer à aider les Ukrainiens. Même si la quatrième hypothèse (la meilleure pour eux en principe) est peu probable, leur aide permet d’envisager la troisième ; et dans le pire des cas, dans la première hypothèse elle limite la casse et dans la deuxième elle contribue à éviter. Surtout, le combat affaiblit la Russie et démontre les limites de son pouvoir militaire. Et il assure l’hégémonie américaine en Europe. Le tout avec un impact économique faible pour eux. Compte tenu en outre de leur approche spontanément monolithique, leur tendance va donc être à continuer – sauf émergence de facteurs nouveaux.

La situation des Européens est différente, car le coût de la guerre ou plutôt celui des sanctions est déjà élevé pour eux et il continuera à croître ; en outre leur capacité à aider les Ukrainiens est limitée. Faire entrer l’Ukraine dans l’Union serait en l’état évidemment irresponsable. Pourtant, au stade actuel, on les voit mal prendre une autre position que l’appui à l’Ukraine, pris qu’ils sont dans la logique de leur position. Mais la situation peut évoluer assez vite, et elle changera certainement à un moment ou un autre ; dans ce cas il leur faudra viser plus activement une forme de paix. Mais contrairement aux Américains, il serait alors logique qu’ils visent à éviter l’hypothèse 1 bis, celle dans laquelle on organiserait la revanche : ce serait trop dangereux, pour un résultat aléatoire.

Que devraient faire les parties tierces ?

Ceci se référait aux comportements vu sous un angle rationnel, d’intérêts purs. Compte tenu de la nature du débat, il est important d’examiner les choses du point de vue d’une personne de bonne volonté, attachée à la paix, mais en même temps réaliste. Beaucoup dépendra alors de l’approche éthique retenue.

Dans une éthique de conviction (au sens de Weber), on sera tenté de parachuter un jugement moral a priori, basé sur un principe général. On brandira cet impératif catégorique : une seule priorité, punir la partie jugée mauvaise, les Russes, indéniablement agresseurs, qu’il ne faut pas récompenser. Les remarques précédentes laissent entendre qu’on risque alors d’être en porte à faux, parce qu’on n’intègrera pas la logique de la guerre (et par là des belligérants). Dans l’immédiat, on va de fait renforcer la logique de guerre. Par la suite, on risquera d’entraver un arrêt possible des hostilités. Pas très convaincant.

Mais une éthique de type responsabilité (toujours au sens de Weber) peut ne pas faire beaucoup mieux. Elle peut tenter d’assurer la paix par tous les moyens, alors que la logique de la guerre serait toujours active. Ce qui a toute chance de ne pas parvenir à grand-chose – une ‘paix’ imposée par les puissances ou par l’ONU étant par exemple exclue en l’espèce.

Reste la seule éthique qui tienne vraiment la route, l’éthique aristotélicienne, celle du jugement éclairé par les vertus : on examine la situation pour discerner quelle action de notre part va dans le sens du bien. A court terme, on soutient l’Ukraine, mais sans escalade. En revanche, selon les développements de la situation militaire, on intervient pour faciliter l’arrêt des hostilités en s’efforçant au moment opportun de favoriser la solution la plus équitable possible, au vu de cette situation. Quant au long terme, il ne pourra être clarifié qu’une fois la paix à portée de main. C’est sans doute ce que voulait faire Benoît XV lorsqu’il a œuvré pour une paix au cœur de la guerre de 14-18, constatant la lassitude des combattants, les ravages de la guerre, et les positions des deux parties. Mais il avait lui aussi sous-estimé la rage de combattre, au point où en étaient les uns et les autres, et donc une certaine logique de la guerre.

C’est dans ce contexte que peut pourtant s’inscrire une action en faveur de la paix. En espérant plus de succès, mais nous ne sommes heureusement pas en 14-18. Il y aura donc un moment à saisir. Quitte à ce que le résultat ne satisfasse pas les idéologues et les jusqu’auboutistes.

Paru dans Politique magazine n° 215 https://politiquemagazine.fr/monde/...
















































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