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Le pape François et le bien commun, de Laudato si’ à Fratelli tutti


mardi 24 novembre 2020









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La notion de bien commun est abondamment présente dans les deux encycliques ; nous suivrons ces occurrences (sans les citer toutes) pour tenter ensuite de situer la conception qu’en développe le pape François, et comment il l’insère dans ses autres préoccupations.

De façon générale dans tout ce texte les italiques sont de moi, y compris dans les citations.

Laudato si’

Bien commun : de quoi parle-t-on ?

C’est dans Laudato si’ qu’on trouve un développement qui lui est explicitement dédié. On y trouve sous le titre IV ‘Le principe du bien commun’, plusieurs paragraphes de définition, classiques. Au § 156 c’est la citation de Gaudium et Spes (n. 26) « ‘l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée’ ». Et le pape poursuit, au 157, en rappelant des principes comme le respect de la personne humaine et ses « droits fondamentaux et inaliénables ordonnés à son développement intégral » etc. Il ajoute que « le bien commun requiert la paix sociale, […] qui ne se réalise pas sans une attention particulière à la justice distributive, dont la violation génère toujours la violence. Toute la société – et en elle, d’une manière spéciale l’État, – a l’obligation de défendre et de promouvoir le bien commun. » Il précise ensuite, de façon plus centrée sur ses propres préoccupations, au 158 : « dans les conditions actuelles de la société mondiale, où il y a tant d’inégalités et où sont toujours plus nombreuses les personnes marginalisées, […] le principe du bien commun devient immédiatement comme conséquence logique et inéluctable, un appel à la solidarité et à une option préférentielle pour les plus pauvres. Cette option implique de tirer les conséquences de la destination commune des biens de la terre. »

Les menaces contre le bien commun

Ce bien commun est aujourd’hui menacé, et le pape cible les obstacles. De façon générale, l’économie n’y a pas le beau rôle. Dans toute l’encyclique (ainsi que dans Fratelli tutti) tout ce qui relève de l’économie, des marchés et a fortiori de la finance, voire des entreprises, est présenté négativement. Je n’insisterai pas ici sur cet aspect. Ne fait exception que la « noble vocation de l’entrepreneur », citée dans les deux textes : au 129, « l’activité d’entreprise, qui est une vocation noble orientée à produire de la richesse et à améliorer le monde pour tous, peut être une manière très féconde de promouvoir la région où elle installe ses projets ; surtout si on comprend que la création de postes de travail est une partie incontournable de son service du bien commun. » Mais rien n’indique par ailleurs que l’économie comme telle participe du bien commun.

Lorsque la question du bien commun est posée, le pape insiste essentiellement sur son oubli, notamment par le politique, qui capitule devant des intérêts privés (économiques à nouveau), car comme dit le 196 « il est vrai qu’aujourd’hui certains secteurs économiques exercent davantage de pouvoir que les États eux-mêmes. » Et au 54 : « la soumission de la politique à la technologie et aux finances se révèle dans l’échec des Sommets mondiaux sur l’environnement. Il y a trop d’intérêts particuliers, et très facilement l’intérêt économique arrive à prévaloir sur le bien commun ». La même critique vaut pour les « égoïsmes » nationaux, ainsi au 169 : « Les négociations internationales ne peuvent pas avancer de manière significative en raison de la position des pays qui mettent leurs intérêts nationaux au-dessus du bien commun général. » Or (189) « la politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. »

Mais au-delà, le principal enjeu est l’orientation du regard, à tous les niveaux. L’encyclique contient une critique articulée du ‘paradigme technocratique’, qui conditionne aux yeux du pape tout notre mode de raisonnement et d’action, et les canalise dans une direction aisément instrumentalisée par des intérêts particuliers et étroits. Le tout est renforcé par le fonctionnement à courte vue du système politique, lui-même dominé par les intérêts immédiats des dirigeants. Ainsi au 178. C’est qu’en effet (198) : « la politique et l’économie ont tendance à s’accuser mutuellement en ce qui concerne la pauvreté et la dégradation de l’environnement. Mais il faut espérer qu’elles reconnaîtront leurs propres erreurs et trouveront des formes d’interaction orientées vers le bien commun. Pendant que les uns sont obnubilés uniquement par le profit économique et que d’autres ont pour seule obsession la conservation ou l’accroissement de leur pouvoir, ce que nous avons ce sont des guerres, ou bien des accords fallacieux où préserver l’environnement et protéger les plus faibles est ce qui intéresse le moins les deux parties. Là aussi vaut le principe : ‘l’unité est supérieure au conflit’. »

La conversion nécessaire

Face à cela, on ne souligne pas assez l’importance centrale pour le pape de la conversion, personnelle et collective. Elle est à mon sens peut être le message central des deux encycliques. Au 204, il montre combien le bien commun dépend des attitudes de chacun : « la situation actuelle du monde ‘engendre un sentiment de précarité et d’insécurité qui, à son tour, nourrit des formes d’égoïsme collectif’. Quand les personnes deviennent autoréférentielles et s’isolent dans leur propre conscience, elles accroissent leur voracité. En effet, plus le cœur de la personne est vide, plus elle a besoin d’objets à acheter, à posséder et à consommer. Dans ce contexte, il ne semble pas possible qu’une personne accepte que la réalité lui fixe des limites. À cet horizon, un vrai bien commun n’existe pas non plus. » Inversement, la recherche du bien commun transforme la personne ; car (225) «  La paix intérieure des personnes tient, dans une large mesure, de la préservation de l’écologie et du bien commun, parce que, authentiquement vécue, elle se révèle dans un style de vie équilibré joint à une capacité d’admiration qui mène à la profondeur de la vie. » D’où un thème (développé dans Fratelli tutti), au 231 : « l’amour, fait de petits gestes d’attention mutuelle, est aussi civil et politique, et il se manifeste dans toutes les actions qui essaient de construire un monde meilleur. L’amour de la société et l’engagement pour le bien commun sont une forme excellente de charité qui, non seulement concerne les relations entre les individus mais aussi les ‘macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques’. »

Fratelli tutti

Cette deuxième encyclique majeure ne contient pas de développement spécifique sur le bien commun, mais le terme est très fréquemment cité.

Les facteurs de division

Nous y retrouvons d’abord les points négatifs déjà évoqués. Ainsi l’économie, royaume des intérêts particuliers qui divisent. D’où sa critique appuyée et développée du ‘néo-libéralisme’, que je ne détaillerai pas ici. Le paragraphe 12 relie cette critique avec « le désintérêt pour le bien commun » : « ‘S’ouvrir au monde’ est une expression qui, de nos jours, est adoptée par l’économie et les finances. Elle se rapporte exclusivement à l’ouverture aux intérêts étrangers ou à la liberté des pouvoirs économiques d’investir sans entraves ni complications dans tous les pays. Les conflits locaux et le désintérêt pour le bien commun sont instrumentalisés par l’économie mondiale pour imposer un modèle culturel unique. Cette culture fédère le monde mais divise les personnes et les nations, car ‘la société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères’. »

Cela se relie à la critique que le pape fait de l’individualisme, également très développée, car l’individualisme ne mène pas au bien commun. Au 105 : « l’individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus frères. La simple somme des intérêts individuels n’est pas capable de créer un monde meilleur pour toute l’humanité. […] L’individualisme radical est le virus le plus difficile à vaincre. Il nous trompe. Il nous fait croire que tout consiste à donner libre cours aux ambitions personnelles, comme si en accumulant les ambitions et les sécurités individuelles nous pouvions construire le bien commun. » Et il précise au 108 le sens de ce souci nécessaire, tout en en appelant non seulement à la conversion de tous, mais aussi aux institutions. Certaines sociétés « acceptent qu’il existe des possibilités pour tout le monde, mais en déduisent que tout dépend de chacun. Dans cette perspective partielle, il serait absurde de ‘s’investir afin que ceux qui restent en arrière, les faibles ou les moins pourvus, puissent se faire un chemin dans la vie’. Investir en faveur des personnes fragiles peut ne pas être rentable, cela peut impliquer moins d’efficacité. Cela requiert un État présent et actif ainsi que des institutions de la société civile qui, du fait qu’elles sont vraiment ordonnées d’abord aux personnes et au bien commun, aillent au-delà de la liberté des mécanismes, axés sur l’efficacité, de certains systèmes économiques, politiques ou idéologiques. »

Alors que la conversion de chacun est un élément essentiel, la revendication de droits peut elle-même être détournée dans le mauvais sens, si elle est centrée sur le seul individu. Car (111) « la personne humaine, dotée de droits inaliénables, est de par sa nature même ouverte aux liens. L’appel à se transcender dans la rencontre avec les autres se trouve à la racine même de son être. C’est pourquoi ‘il convient de faire attention pour ne pas tomber dans des équivoques qui peuvent naître d’un malentendu sur le concept de droits humains et de leur abus paradoxal. Il y a en effet aujourd’hui la tendance à une revendication toujours plus grande des droits individuels – je suis tenté de dire individualistes –, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une ‘monade’ (monás), toujours plus insensible. […] Si le droit de chacun n’est pas harmonieusement ordonné au bien plus grand, il finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences’ ». Dès lors, (202) « le manque de dialogue implique que personne, dans les différents secteurs, ne se soucie de promouvoir le bien commun ; mais chacun veut obtenir des avantages que donne le pouvoir, ou, dans le meilleur des cas, imposer une façon de penser. Les dialogues deviennent ainsi de simples négociations pour que chacun puisse conquérir la totalité du pouvoir et le plus de profit possible, en dehors d’une quête commune générant le bien commun. »

La même accusation de division est portée au niveau politique. L’encyclique contient ainsi une critique acerbe du populisme, dans ses variantes nationalistes ou identitaires, que je ne détaillerai pas non plus. Là aussi la principale accusation porte sur la division et la marginalisation, nuisibles au bien commun. Ainsi au 15 : « Aujourd’hui, dans de nombreux pays, on se sert du système politique pour exaspérer, exacerber et pour polariser. Par divers procédés, le droit d’exister et de penser est nié aux autres, et pour cela, on recourt à la stratégie de les ridiculiser, de les soupçonner et de les encercler. Leur part de vérité, leurs valeurs ne sont pas prises en compte, et ainsi la société est appauvrie et réduite à s’identifier avec l’arrogance du plus fort. De ce fait, la politique n’est plus une discussion saine sur des projets à long terme pour le développement de tous et du bien commun, mais uniquement des recettes de marketing visant des résultats immédiats qui trouvent dans la destruction de l’autre le moyen le plus efficace. »

La problématique du peuple, au cœur des idées du pape François, est un thème majeur de l’encyclique. Ce n’est pas toujours bien compris, car le pape insiste simultanément sur la défense de la culture spécifique du peuple en question, et sur ce qu’il estime être sa nécessaire ouverture. D’un côté, dit-il, il faut s’enraciner dans cette culture et ce sentiment collectif, qu’il qualifie explicitement de ‘mythe’, en donnant au terme un sens positif (développé au 158), et dont il faut préserver la spécificité. Ainsi au 143 : « la solution ne réside pas dans une ouverture qui renonce à son trésor propre. Tout comme il n’est pas de dialogue avec l’autre sans une identité personnelle, de même il n’y a d’ouverture entre les peuples qu’à partir de l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels ». Mais d’un autre côté, il voit ce peuple comme une entité ouverte, accueillante aux évolutions et aux nouveaux venus (102). Dès lors, au 160 : « les groupes populistes fermés défigurent le terme ‘peuple’, puisqu’en réalité ce dont il parle n’est pas le vrai peuple. En effet, la catégorie de ‘peuple’ est ouverte. Un peuple vivant, dynamique et ayant un avenir est ouvert de façon permanente à de nouvelles synthèses intégrant celui qui est différent. Il ne le fait pas en se reniant lui-même, mais en étant disposé au changement, à la remise en question, au développement, à l’enrichissement par d’autres ; et ainsi, il peut évoluer. »

C’est ce qui explique un des points les plus controversés de l’encyclique, celui des migrants (41). Pour le pape, le droit des migrants à rechercher une vie meilleure est un droit fondamental, et aucun motif ne permet de s’y opposer, sinon les droits des citoyens existants. Au 106 « Si tous les hommes et femmes ont la même valeur, il faut dire clairement et fermement que ‘le seul fait d’être né en un lieu avec moins de ressources ou moins de développement ne justifie pas que des personnes vivent dans une moindre dignité’. » Dès lors (121) « personne ne peut donc être exclu, peu importe où il est né, et encore moins en raison des privilèges dont jouissent les autres parce qu’ils sont nés quelque part où existent plus de possibilités. Les limites et les frontières des États ne peuvent pas s’opposer à ce que cela s’accomplisse. » Car (124) « la conviction concernant la destination commune des biens de la terre doit s’appliquer aujourd’hui également aux pays, à leurs territoires et à leurs ressources. En considérant tout cela non seulement du point de vue de la légitimité de la propriété privée et des droits des citoyens d’une nation déterminée, mais aussi à partir du principe premier de la destination commune des biens, nous pouvons alors affirmer que chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs. »

Il n’y a donc apparemment pas de place dans ce contexte pour une action des autorités publiques, en charge de la nation au sens politique du terme, pour restreindre activement l’immigration ; certes, c’est sous réserve du respect des droits de ses citoyens, mais ils ne pèsent apparemment pas plus que ceux des migrants. Notons que cela se relie à la conception du peuple comme une réalité évolutive, ce qui colore la notion de bien commun : ce dernier ne repose donc pas sur une idée de communauté pour l’essentiel stable, délimitée, mais sur une réalité en flux.

La fraternité, ou charité politique

Le pape fait un lien étroit entre souci de l’autre, respect de ses droits, et bien commun. Ainsi au 22 : le respect de ces droits humains est « une condition préalable au développement même du pays, qu’il soit social ou économique. Quand la dignité de l’homme est respectée et que ses droits sont reconnus et garantis, fleurissent aussi la créativité et l’esprit d’initiative, et la personnalité humaine peut déployer ses multiples initiatives en faveur du bien commun’. » C’est une des leçons qu’il tire de la parabole du bon Samaritain, qu’il commente longuement. Ainsi au 66 : « regardons le modèle du bon Samaritain. C’est un texte qui nous invite à raviver notre vocation de citoyens de nos pays respectifs et du monde entier, bâtisseurs d’un nouveau lien social. C’est un appel toujours nouveau, même s’il se présente comme la loi fondamentale de notre être : que la société poursuive la promotion du bien commun et, à partir de cet objectif, reconstruise inlassablement son ordonnancement politique et social, son réseau de relations, son projet humain. » A nouveau, bien commun et attitude personnelle sont deux facettes d’un même réalité.

D’où les développements sur la fraternité, thème central de l’encyclique, de ce que le pape appelle charité politique, qui joue un rôle essentiel dans la poursuite du bien commun. Ainsi au 180 : « reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies. […] Tout engagement dans ce sens devient un exercice suprême de la charité. […] Il s’agit de progresser vers un ordre social et politique dont l’âme sera la charité sociale. Une fois de plus, j’appelle à réhabiliter la politique qui ‘est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun’. » Et à nouveau, au 182 : « cette charité politique suppose qu’on ait développé un sentiment social qui dépasse toute mentalité individualiste : ‘la charité sociale nous fait aimer le bien commun et conduit à chercher effectivement le bien de toutes les personnes, considérées non seulement individuellement, mais aussi dans la dimension sociale qui les unit’. Chacun n’est pleinement une personne qu’en appartenant à un peuple, et en même temps, il n’y a pas de vrai peuple sans le respect du visage de chaque personne. »

Cela doit se traduire aussi au niveau des dirigeants, en charge de la diversité et de l’écoute. Au 190 : « la charité politique s’exprime aussi par l’ouverture à tous les hommes. Principalement, celui qui a la charge de gouverner est appelé à des renoncements permettant la rencontre ; et il recherche la convergence, au moins sur certaines questions. Il sait écouter le point de vue de l’autre, faisant en sorte que tout le monde ait de l’espace. Par des renoncements et de la patience, un gouvernant peut aider à créer ce magnifique polyèdre où tout le monde trouve une place. En cela, les négociations de nature économique ne fonctionnent pas. C’est quelque chose de plus ; il s’agit d’un échange de dons en faveur du bien commun. »

Mais, une fois de plus, cela demande l’effort de tous, chacun reconnaissant l’autre. Ainsi au 221 « ce pacte implique aussi qu’on accepte la possibilité de céder quelque chose pour le bien commun. Personne ne pourra détenir toute la vérité ni satisfaire la totalité de ses désirs, parce que cette prétention conduirait à vouloir détruire l’autre en niant ses droits. » C’est que (228) « ce cheminement vers la paix n’implique pas l’homogénéisation de la société ; il nous permet par contre de travailler ensemble. Il peut unir un grand nombre de personnes en vue de recherches communes où tous sont gagnants. […] Le chemin vers une meilleure cohabitation implique toujours que soit reconnue la possibilité que l’autre fasse découvrir une perspective légitime, au moins en partie, quelque chose qui peut être pris en compte, même quand il s’est trompé ou a mal agi. » Tout cela suppose l’inclusion de chacun dans une vraie communauté, à l’image de la famille. Comme dit le 230 : « ‘notre société gagne quand chaque personne, chaque groupe social, se sent vraiment à la maison. Dans une famille, […] personne n’est exclu. […], tous contribuent au projet commun, tous travaillent pour le bien commun, mais sans annihiler chaque membre ; au contraire, ils le soutiennent, ils le promeuvent. Ils se querellent, mais il y a quelque chose qui ne change pas : ce lien familial. […] Si nous pouvions réussir à voir l’adversaire politique ou le voisin de maison du même œil que nos enfants, nos épouses, époux, nos pères ou nos mères, que ce serait bien !’ »

Notons cependant que la famille est une communauté bien définie, alors que, comme on l’a vu, le pape voit le peuple comme une catégorie mouvante, qui ne doit pas exclure celui qui vient du dehors. Or justement pour lui l’idée de fermeture est à rejeter par principe. Mais il ne répond pas à la question qui vient naturellement : n’y a-t-il pas un rapport entre la nature des liens qui unissent la famille, et le fait qu’elle soit restreinte à certaines personnes ? En réalité, pour lui, ce qui importe est la rencontre : au 232 : « il n’y a pas de point final à la construction de la paix sociale d’un pays. […] Travail qui nous demande de ne pas relâcher l’effort de construire l’unité de la nation et, malgré les obstacles, les différences et les diverses approches sur la manière de parvenir à la cohabitation pacifique, de persévérer dans la lutte afin de favoriser la culture de la rencontre qui exige de mettre au centre de toute action, sociale et économique, la personne humaine, sa très haute dignité et le respect du bien commun’. »

Les croyants ont dans cette tâche un rôle particulier. Dès lors, au 282 : ils « ‘ont besoin de trouver des espaces où discuter et agir ensemble pour le bien commun et la promotion des plus pauvres. […] En tant que croyants, nous nous trouvons face au défi de retourner à nos sources pour nous concentrer sur l’essentiel : l’adoration de Dieu et l’amour du prochain, de manière à ce que certains aspects de nos doctrines, hors de leur contexte, ne finissent pas par alimenter des formes de mépris, de haine, de xénophobie, de négation de l’autre. La vérité, c’est que la violence ne trouve pas de fondement dans les convictions religieuses fondamentales, mais dans leurs déformations. » Notons qu’aucune distinction n’est faite ici entre les différentes religions, selon un thème fréquent du pape.

Le bien commun mondial

Contrairement à la précédente, cette encyclique développe considérablement la dimension internationale, dans l’optique d’un bien commun universel. Là aussi on rencontre l’obstacle de l’égoïsme, ici national. Ce niveau national est jugé de moins en moins pertinent. Car (178) « face à tant de formes mesquines de politique et à courte vue, je rappelle que ‘la grandeur politique se révèle quand, dans les moments difficiles, on œuvre […] en pensant au bien commun à long terme. Il est très difficile pour le pouvoir politique d’assumer ce devoir dans un projet de nation et encore davantage dans un projet commun pour l’humanité présente et future. » En effet (affirmation considérable) « aujourd’hui aucun État national isolé n’est en mesure d’assurer le bien commun de sa population. » Dès lors (154) « une meilleure politique, mise au service du vrai bien commun, est nécessaire pour permettre le développement d’une communauté mondiale, capable de réaliser la fraternité à partir des peuples et des nations qui vivent l’amitié sociale. » C’est que (172) « le XXIe siècle ‘est le théâtre d’un affaiblissement du pouvoir des États nationaux, surtout parce que la dimension économique et financière, de caractère transnational, tend à prédominer sur la politique. Dans ce contexte, la maturation d’institutions internationales devient indispensable, qui doivent être plus fortes et efficacement organisées, avec des autorités désignées équitablement par accord entre les gouvernements nationaux, et dotées de pouvoir pour sanctionner’. […] On devrait au moins inclure la création d’organisations mondiales plus efficaces, dotées d’autorité pour assurer le bien commun mondial, l’éradication de la faim et de la misère ainsi qu’une réelle défense des droits humains fondamentaux. »

Cela débouche sur la remise en cause de l’idée de guerre juste, au vu du bien commun universel (257). Au 260 « ‘il devient impossible de penser que la guerre soit le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits’. […] Les raisons pour la paix sont plus fortes que tout calcul lié à des intérêts particuliers et toute confiance dans l’usage des armes. » Les mêmes motifs conduisent à écarter ce que le pape appelle l’illusion de la sécurité par la discussion nucléaire (262).

Une nouvelle idée du bien commun ?

Le pape François se caractérise par une approche résolument originale. Entée dans la tradition, le magistère et le Doctrine sociale, elle leur donne un tour très particulier, lié à une démarche personnelle et philosophique propre, qui aboutit à durcir certains traits de la doctrine antérieure, et à faire plus ou moins silence sur d’autres, débouchant sur une composé de tonalité et de portée nouvelle, notamment sur ce qu’implique aujourd’hui le souci du bien commun.

Les intuitions fondamentales

Rappelons-en plusieurs caractéristiques, notamment à travers ses quatre aphorismes favoris (le temps est supérieur à l’espace, l’union prévaut sur le conflit, le tout est supérieur à la partie, la réalité est supérieure à l’idée), plus le thème récurrent ‘tout est lié’. J’en relèverai cinq.

Le premier est le refus profond et radical de tout ce qui crée une division ou une opposition. Et d’abord les idées et a fortiori les idéologies. La méfiance spontanée du pape à l’égard de tout ce qui est construction intellectuelle (« l’idée »), de tout ce qui est doctrinal avec des définitions précises, de toute différenciation et objection intellectuelle, se base sur cette perception : de telles distinctions sont trop vite pour lui des ‘pierres’ lancées aux gens, des outils de pharisiens, qui brisent le rapport humain fondamental, la fraternité, et interrompent les processus bénéfiques. Corrélativement, tout ce que le pape dénonce est défini comme étriqué, mutilant, parcellaire, diviseur, bloquant : le populisme, le néo-libéralisme, l’approche technocratique, les intérêts économiques etc. Mal qui se situe alors soit au niveau des idéologies ou des structures, soit des puissants qui les utilisent.

Le second est l’idée que l’économie est par excellence le domaine de cette mutilation, favorisant à la fois l’individualisme des uns, perdus dans leur quête de consommation, et le déploiement des intérêts des autres, ces puissants qui manipulent les premiers. Le marché est essentiellement vu comme le lieu d’un rapport de force, qui induit en outre en erreur par sa prétention à tout réguler. Le tout est source éventuelle de violence, en tout cas d’instrumentalisation, de domination et de rejet (d’où la culture du déchet). Inversement le principe traditionnel de subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens trouve ici une application plus radicale, la propriété devenant « secondaire ».

En troisième point, le niveau politique a un statut plus noble, mais il est vu comme trop souvent lui aussi mutilant, qu’il serve les intérêts économiques des puissants, ou la soif de pouvoir. En tout cas, le lieu de la nation n’est pas le lieu le plus pertinent pour définir le bien commun, puisque le bien commun sur lequel il est insisté se situe au niveau de l’humanité, que le peuple qui sert de support à la nation est un concept mouvant, et que le pouvoir échappe à cet échelon. L’Etat a ses devoirs et son rôle, mais il n’est pas le lieu naturel du progrès, comme il l’est dans le schéma social-démocrate ou progressiste. Ce bien doit être cherché à un niveau plus proche des bases : les personnes et leurs communautés (avec leurs cultures), ces dernières pas tellement comme corps constitués, mais comme unions de personnes reliées entre elles par la fraternité.

Plus généralement, le niveau de la loi naturelle ne joue aucun rôle dans cette pensée, en tant qu’outil d’élaboration intellectuelle ou de dialogue avec les non -chrétiens. Bien sûr en un sens la fraternité par exemple peut être considérée comme en relevant. Mais pas dans l’analyse et l’exposé ; il n’y a pas de niveau de légitimité intermédiaire. La fraternité, après être affirmée comme telle, est rapportée en fin de texte à la paternité divine à travers les diverses religions, mais sans médiation dans une loi naturelle.

Un quatrième point concerne les périphéries. La notion de dignité de la personne humaine, centrale, implique l’intégration de tous. Mais un rôle particulier est reconnu aux périphéries au sens large : pauvres, migrants etc. ; pas seulement comme priorité pour notre souci, mais comme source de progrès collectif, où ils deviennent nos enseignants.

Enfin, cinquième point, essentiel, le message central est celui de la conversion, à la fois personnelle et au niveau des communautés de base ; le pape est d’abord un prédicateur, qui vise à nous convertir à la charité mutuelle. Cette conversion doit être globale, visant à la fois nos relations avec nos frères, la nature, les pauvres, les non-chrétiens etc. Inversement le rejet de la nature et le rejet du pauvre sont les symptômes du même phénomène, de la même attitude fautive.

Et le bien commun ?

Comme on peut le comprendre, le bien commun est dès lors compris à la fois dans la ligne de l’enseignement antérieur, et de façon originale.

La ligne antérieure

Comparons rapidement avec ce que disait l’enseignement antérieur sous sa forme synthétique la plus récente. Selon le Compendium de la Doctrine sociale, (n° 164), tout d’abord « Le bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social. Étant à tous et à chacun, il est et demeure commun, car indivisible et parce qu’il n’est possible qu’ensemble de l’atteindre, de l’accroître et de le conserver, notamment en vue de l’avenir. » En outre (167) « Le bien commun engage tous les membres de la société : aucun n’est exempté de collaborer, selon ses propres capacités, à la réalisation et au développement de ce bien » » Nous sommes ici très en phase avec Fratelli tutti.

En revanche, s’agissant des ‘devoirs de la communauté politique’ on ajoutait alors (168) « le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique. À la société civile dont il est l’expression, l’État doit, en effet, garantir la cohésion, l’unité et l’organisation de sorte que le bien commun puisse être poursuivi avec la contribution de tous les citoyens. L’individu, la famille, les corps intermédiaires ne sont pas en mesure de parvenir par eux-mêmes à leur développement plénier ; d’où la nécessité d’institutions politiques dont la finalité est de rendre accessibles aux personnes les biens nécessaires […] pour conduire une vie vraiment humaine. ». L’insistance sur ce niveau était donc bien plus nette.

En outre, on ajoutait (170) de façon christocentrique « le bien commun de la société n’est pas une fin en soi ; il n’a de valeur qu’en référence à la poursuite des fins dernières de la personne et au bien commun universel de la création tout entière. Dieu est la fin dernière de ses créatures et en aucun cas on ne peut priver le bien commun de sa dimension transcendante, qui dépasse mais aussi achève la dimension historique. Cette perspective atteint sa plénitude en vertu de la foi dans la Pâque de Jésus, qui éclaire pleinement la réalisation du vrai bien commun de l’humanité. Notre histoire - l’effort personnel et collectif pour élever la condition humaine - commence et culmine en Jésus : grâce à lui, par lui et pour lui, toute réalité, y compris la société humaine, peut être conduite au Bien suprême, à son achèvement. Une vision purement historique et matérialiste finirait par transformer le bien commun en simple bien-être socio-économique, privé de toute finalisation transcendante, c’est-à-dire de sa raison d’être la plus profonde. »

Une analyse possible

Voici quelle est dès lors ma perception de la spécificité de ces textes.

Le bien commun n’y est d’abord pas explicitement ou spécifiquement inséré dans le contexte de la foi chrétienne comme foi (une référence comme celle au Bon samaritain ne la suppose pas nécessairement pour être comprise ou admise). La seule référence proprement religieuse se situe à la fin de Fratelli tutti ; elle rappelle qui si nous sommes frères, il faut un Père, et que ce Père c’est Dieu. Mais ce passage ne donne aucune place spécifique au christianisme : toutes les religions y sont censées reconnaître Dieu comme Père (idée à mon sens contestable). Le rôle de l’au-delà, du salut éternel, apporté par le Christ n’est pas évoqué. Nous ne sommes donc plus sur ce plan dans la conception traditionnelle du bien commun, qui comportait l’ordonnancement à notre finalité, et donc pour le chrétien à nos fins dernières - en tout cas pas explicitement.

Ensuite il est fait assez peu confiance aux institutions supposées en charge du bien commun, et notamment à l’Etat national (même s’il admet les devoirs de ce dernier à cet égard). Le pape insiste plus sur le peuple que sur la nation, et ce peuple est une entité mouvante, de composition sans cesse renouvelée. En fait la seule réalité vraiment porteuse est les personnes, et leurs communautés à la base. C’est là-dessus que pour le pape se fonde vraiment la recherche du bien commun, son succès ou son échec. Les corps intermédiaires importent ensuite comme expression de ces communautés de base. Le niveau politique au-dessus, les institutions, ne peuvent aller contre cette réalité fondamentale. En ce sens l’Etat ne paraît plus vraiment en charge du bien commun en ce sens qu’il en aurait la responsabilité ultime, comme c’était le cas traditionnellement - même si le point n’est pas explicité aussi radicalement. Sans parler des entités économiques, qui sont encore plus mal orientées. Ce qui est essentiel pour le pape est une conversion intérieure qui met en cause l’ensemble de nos relations. Le vrai bien commun est au fond alors le fruit de la multiplication de ces conversions permanentes, personnelles et communautaires.

Puissant appel à nos responsabilités, et par là à écouter et méditer, ce message me paraît dès lors plus contestable lorsqu’il tend à sous-estimer le rôle des médiations, notamment politiques. Le bien commun n’est à mon sens pas seulement l’effet d’un flux de processus bien intentionnés parce que les personnes seront tournées dans le bon sens. Il suppose une analyse des réalités de la vie en commun, de ce qui structure nos communautés en les délimitant, et en distinguant et reconnaissant les lieux où il y a un fait commun agissant, une communauté bien précise, réellement vécue, reconnue et organisée en termes d’autorité et de pouvoir. Parmi elles, je situe la nation dont le rôle me paraît rester essentiel.

La recherche du bien commun suppose ensuite de reconnaître la nécessité de faire face à des oppositions ou des contradictions, dont la solution implique d’agir, car on ne se situe pas dans un monde idéal, et le dialogue ne le permet pas toujours, d’où l’inévitable conflit, qu’il faut assumer. Une notion pleine du bien commun supposerait aussi de reconnaître le rôle essentiel de l’économie et de le développer plus positivement.

En résumé, plus que de voir dans ces textes, le second surtout, une description doctrinale de la société politique selon l’enseignement de l’Eglise, car ils sont trop personnels pour cela (et l’introduction du pape le reconnaît - voir Note 1), il me paraît plus fécond d’insister sur le message vibrant qu’ils contiennent, leur appel émouvant à notre responsabilité dans le bien commun, à travers la charité ou fraternité, et à la conversion que cela implique.

(Sur la base d’une conférence donnée à l’Académie d’études et de sciences sociales le 19 novembre 2020).

Note 1

Au n° 6. « Je livre cette encyclique sociale comme une modeste contribution à la réflexion pour que, face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots. Bien que je l’aie écrite à partir de mes convictions chrétiennes qui me soutiennent et me nourrissent, j’ai essayé de le faire de telle sorte que la réflexion s’ouvre au dialogue avec toutes les personnes de bonne volonté. »

Sur Fratelli tutti, on peut se reporter à mon article http://www.pierredelauzun.com/Quel-... qui examine notamment sa portée en termes magistériels.
















































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