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Le temps, la finance et l’éternité


mercredi 10 juin 2015









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Le temps, la finance et l’éternité

Inséré dans le flux du temps, l’homme se trouve en permanence confronté à l’énigme de l’incertitude sur l’avenir, et à la nécessité cependant de prendre des décisions. Parler de décision implique l’avenir, qui n’existe pas encore, et nous inscrit donc immédiatement dans le temps. D’où l’intérêt de l’éclairage donné par une réflexion philosophique et même spirituelle sur le temps.

Arrière-plan philosophique

La question se pose pour moi de façon abrupte : le temps ne prend son sens que par rapport à l’éternité. Le philosophe anglais McTaggart avait posé comme suit le dilemme qui s’offre à la pensée rationnelle, entre deux conceptions irréductibles du temps : le temps vécu du moment, seul réel pour nous, mais isolé entre un passé révolu et un avenir non présent ; et le temps linéaire de la datation, objectif mais impersonnel. A un extrême, on a le temps subjectif, l’immédiateté du présent, indéniablement seule réalité vécue directement par nous, donc en un sens la seule réelle - mais fuyant à chaque instant, entre un passé désormais insaisissable et un futur encore irréel (‘temps A’). A l’autre bout, on a le temps objectif : une échelle de mesure, où passé, présent et futur sont sur un même plan : la seule scientifique, mais dont les données de base, passé et futur, n’existent pas aujourd’hui (‘temps B’). Les penseurs anglo-saxons débattent de savoir laquelle est la bonne, celle qui décrit vraiment la réalité. Or ces deux conceptions sont incompatibles et irréconciliables si on les prend telles quelles.

A mon sens ce dilemme ne peut être levé qu’en acceptant un autre regard, hors du temps, celui de l’éternité : Dieu. Dans la conception classique, thomiste, l’éternité est hors du temps en cela qu’elle ne lui est pas soumise : elle le transcende et l’englobe tout entier. Hors du temps, elle voit et saisit l’ensemble du temps : donc toute l’échelle du temps B, ordonnée selon sa place dans la succession, passé et futur compris. Mais elle le voit et saisit avec la réalité de notre présent, du temps A. Et donc les deux dimensions sont saisies ensemble et intégrées dans une vision globale. Pour qui reconnaît l’existence de Dieu, la question du temps est donc très différente de ce qu’elle est pour qui la refuse. Il dispose d’un regard, même lointain et imparfait, sur cet arrière-plan immense qui donne sa profondeur au temps. Un tel parti choque bien des esprits modernes, qui refusent a priori l’idée d’éternité, et celle de Dieu. Mais pour celui qui, de façon rationnelle, reconnaît l’éternité de Dieu, il en est différemment. Sa réflexion intègre ce qu’il sait être une réalité essentielle : l’existence, à la source de notre monde, d’un Esprit infini, échappant au temps dont Il est le créateur.

En outre cet Esprit éternel a un dessein sur nous ; sa première expression est notre existence même et son déroulement dans le temps, dont il voit et le début et la fin et l’instant présent. Ce qui est pour moi l’immédiat du présent l’est aussi pour Lui. Mais mon futur (et mon passé) est tout aussi immédiat pour lui. Il sait donc ce que je vais devenir, les conséquences de mes actes ; mieux : Il les voit. Sur cette base s’éclaire l’énigme de notre destinée, de notre histoire. Certes elle est imprévisible pour nous, qui vivons dans notre présent fugitif, munis de notre liberté, d’autant que la liberté des autres la rend encore plus radicalement imprévisible. Ce qui d’ailleurs invalide toute prétention de toute forme de sciences humaines à la prévision (certaine). Mais cette destinée est connue de Dieu dans sa totalité ; en outre, Il l’ordonne à un but : l’offre qu’Il nous fait d’un Bien suprême, qui lui donne son sens, et qui se construit dans le temps par nos actes. Notre temporalité est donc (pour nous) l’espace de déploiement de notre personnalité en devenir, où en un sens nous ignorons qui nous sommes, car nous ignorons qui nous serons demain – mais où en même temps nous sommes placés sous le regard aimant de l’éternité divine, qui seule nous connaît dans notre visage éternel, nous accompagne, nous oriente, et nous redonne sans cesse nos chances jusqu’au terme de notre vie.

Le cas de la décision financière

Cette vision d’ensemble (que j’ai développée dans Temps Histoire Eternité) peut nous donner un éclairage concret, y compris dans des champs apparemment très éloignées des perspectives philosophiques ou religieuses : les questions d’argent, la finance. Voyons comment. Quand des biens ou des services sont dans le champ de décision de quelqu’un, qu’il n’utilise pas lui-même, il les propose à des personnes ou entités qu’il ne contrôle pas. Soit sans attente d’un retour stipulé à l’avance : c’est le don ; soit dans l’attente d’un retour précis : c’est ce qu’on appelle une transaction. Dans ce dernier cas, notre agent cherchera les opportunités à sa portée, pour décider cas par cas avec chaque contrepartie qu’est-ce qui est échangé contre quoi. Economiquement, il aura intérêt à élargir le plus possible le champ considéré, et à être libre des modalités de la transaction. On reconnaît là ce qu’on appelle le marché, qui fonctionnera d’autant mieux que la confrontation sera large et transparente. D’où la notion de marché organisé (qu’on appelle Bourse) ; sachant que dans de nombreux cas le marché reste imparfait. Une institution, la monnaie, permet en outre de disposer d’un instrument universel d’échange et de calcul, puisqu’on peut ainsi comparer toutes les opportunités possibles.

Ceci vaut aussi pour les biens de production, et en particulier pour le capital ; dans ce cas, le calcul porte sur le flux de biens futurs qu’on espère tirer du fait qu’on a mis à la disposition d’un autre une somme d’argent qu’on n’utilise pas soi-même. Ce qu’on appelle finance affecte alors cet argent épargné à des usages possibles, des investissements, ou une consommation anticipée. Du point de vue de l’investisseur, elle arbitre donc entre les investissements possibles, les différents projets en lice. Elle choisit de financer ceux qui présentent le meilleur résultat (au sens large) pour un certain risque qu’on accepte d’assumer. Il n’est en effet pas question de n’assumer aucun risque, car le retour de l’argent (remboursement avec intérêts, profits, revente etc.) se situe dans l’avenir et la capacité de la contrepartie ou du projet à tenir son engagement ou ses promesses n’est pas garantie. Les projets les plus profitables sont d’ailleurs normalement plus risqués ; sinon ils auraient été arbitrés : l’afflux d’argent aurait fait monter le prix d’entrée et dès lors réduit leur rentabilité. Mais refuser l’idée du risque, c’est on l’a dit la certitude de l’immobilisme et donc en définitive un risque plus important encore, puisqu’on cesse alors de préparer l’avenir. Il ne s’agit pas non plus de jouer à la roulette : l’investissement responsable est d’abord un inversement soigneusement étudié et soupesé. La finance a donc essentiellement à voir avec l’avenir, et avec un avenir à risque. Mais la décision se prend au présent. Le marché financier est un outil aidant ou souvent permettant seul ce choix, par la possibilité qu’il offre de confrontation systématique des projets en concurrence. Même si ce n’est ni un passage obligé, ni bien sûr une panacée.

Je ne m’étendrai pas ici sur les limites bien connues ou non de ce système ou de ces mécanismes, mais sur leur signification pour notre propos. Ce qui caractérise cette pratique collective en regard de la question du temps, c’est d’abord le chiffrage ; on ne saisit les biens échangés que sous un angle, qui est leur chiffrage monétaire. En outre, dans le cas de la finance, comme il s’agit de biens de production (actions) ou de créances sur l’avenir (dette) il s’agit toujours d’événements futurs, au moins en partie aléatoires. Le prix d’une action est au fond un essai d’évaluation chiffrée synthétique de la valeur pour nous maintenant d’un flux futur aléatoire d’argent futur. En outre ce prix est défini par compétition entre les évaluations en présence ; si la demande des autres est forte (s’ils sont optimistes sur la valeur actuelle de ce flux futur) ils payeront plus cher le titre et donc cela me contraindra moi dans mes décisions.

Nous retrouvons donc ici de façon très schématisée, et réduite à une seule dimension du fait de la limitation à la perspective monétaire, les deux temps A et B de McTaggart. D’un côté, mon évaluation prend comme référence le temps B linéaire : elle tente d’évaluer un flux futur de ressources étalée selon cette échelle de temps (un temps qui n’existe pas encore). Mais d’un autre côté elle le ramène au présent (temps A) en synthétisant cet ensemble futur dans un chiffre qui seul sera immédiatement opérationnel : c’est le prix que j’aurai à payer (si je suis acheteur) ou que je recevrai (si je suis vendeur). Et cette synthèse se fait par confrontation de toutes les opinions disponibles (et préférences) à l’égard de ce futur. En même temps cela comporte ce qu’on appelle un coefficient d’actualisation, c’est-à-dire une évaluation de la valeur actuelle d’un argent futur par le seul fait qu’il est futur ; comme on suppose chez les acteurs une préférence pour le présent, cet argent futur vaut en général moins aujourd’hui qu’il ne vaudra alors. La tentation du démiurge : Mammon dieu de l’argent Que peut-on attendre d’un tel marché ? On peut rester pragmatiste et n’y voir que la confrontation à un moment donné d’un ensemble d’ordres d’achats et de ventes, offrant le plus large choix aux uns et aux autres. C’est l’attitude la plus raisonnable. Mais la théorie financière a été beaucoup plus ambitieuse, à travers sa théorie des marchés efficients. Selon cette conception, dominante en finance jusqu’à la crise et encore largement depuis, le marché confronte de la façon la plus efficace l’ensemble des informations disponibles à un moment donné et donne donc de façon synthétique la meilleure image possible de l’avenir. Dès lors ce résultat peut et doit avoir valeur de guidage pour l’action et toute décision en matière économique doit en bonne logique prendre comme étalon ces valorisations. Toute la comptabilité en résulte alors, tout le calcul financier et toute prise de décision. Et en particulier il n’est plus besoin de réfléchir en termes de responsabilité, encore moins de long terme : tout est synthétisé dans le prix. Lequel fait en revanche l’impasse sur les valeurs et priorités non monétaires, supposées relever du seul choix privé.

Comme on le voit, le marché ainsi conçu, bien au-delà de son rôle pratique, prend alors une fonction démiurgique : non seulement c’est un critère universel, mais c’est un critère chiffré, opérationnel pour intégrer l’avenir dans notre présent. Nous soupçonnons alors que la fonction d’intégration des deux facettes A et B du temps, qui n’est en soi possible que dans l’Eternité de Dieu, est dans une certaine mesure revendiquée ainsi par une autre réalité : l’argent. Rappelons ici les très dures paroles de l’Evangile sur le fait qu’on ne peut pas servir deux maîtres : Dieu et l’argent : cela implique de poser ces deux termes en alternative. De fait, rappelons-le, et comme son grand théoricien Georg Simmel l’a bien montré, l’argent est le moyen synthétique d’évaluer et de se procurer, de façon humainement supposée neutre, l’ensemble des biens matériels possibles (ou des services traités comme des biens matériels). Dans la conception économique ambiante, l’utilisation de l’argent dépend des seules préférences de chacun, dont on n’examine pas le bien-fondé ou la moralité. L’argent est donc le signe synthétique, pratiquement utilisable, de tout ce que nous pouvons nous procurer sur le marché sans faire appel à quoi que ce soit d’autre, valeur morale, amitié, liens humains etc. On le voit alors : en un sens, le marché ainsi élevé au rôle de démiurge étend le rôle synthétique de l’argent à la synthèse du temps, et en fait le miroir inverse de l’Eternité. On comprend alors la véhémence de ceux qui dénoncent la financiarisation de la société : cela revient à dénoncer une réduction dramatique de l’humain au nom d’un parti démiurgique prométhéen, qui ne vise rien de moins que la maîtrise du temps. Ambition démentielle s’il en est, mais logique dans la perspective de nos sociétés.

Perspective

Il est en même temps manifeste de ce qui précède que ce n’est pas la finance comme telle qui pèche : on ne reproche pas à un outil ce qu’en fait un artisan mal intentionné. Le marché financier, ramené à de justes proportions, a un rôle pratique : il permet à l’argent épargné de s’investir ou de se redéployer, et d’opérer une confrontation indispensable. Là n’est pas la question.

Ce qui nous intéresse est d’éclairer le positionnement réel de la prise de décision, si, contrairement à la vision démiurgique et réductrice que nous avons évoquée, on cherche à situer le processus de décision économique et financier dans le contexte de la réalité, avec toutes ces dimensions. On rappellera d’abord le fait que le seul temps réel pour nous est le présent, mais qu’il va disparaître l’instant d’après. Ensuite que nous projetons notre décision sur un futur qui n’existe pas à ce stade, mais qui existera, envers lequel notre responsabilité est engagée, mais que nous ne pouvons connaître d’un vrai savoir, car nous faisons seulement des hypothèses. Enfin que ces décisions que nous prenons au fond sans bien savoir, malgré le soin que nous y mettons, sont tout sauf anecdotiques ou fugitives. D’abord parce que leur cumul constitue notre avenir collectif : à soi seul cela justifierait que nous y mettions le plus grand soin. Y compris si nous ne sommes pas croyants. Ensuite, pour celui qui reconnaît l’existence de Dieu, et de l’Eternité, pour une raison plus profonde.

Car si l’ensemble de ce qui a été, est et sera, comme de ce qui est vécu à chaque instant, prend son sens dans l’Eternité de Dieu, chacune de ces décisions est en un sens éternellement présente. Elle a donc sa valeur en elle-même, absolue à sa façon, comme acte posé un jour par un être humain, mais vu éternellement par Dieu. Et donc elle s’inscrit dans une tapisserie que nous verrons un jour, mais que Dieu voit ‘déjà’ si on peut dire, et à laquelle Lui-même travaille activement par ce qu’on appelle la Providence. Apparaît alors ce qui fait la valeur essentielle de tout acte, de toute décision quelle qu’elle soit : insérée certes dans le temps du présent et orientée vers l’avenir, elle n’a vraiment tout son sens que sous l’angle de l’éternité.

Revenons alors à notre décision financière. Elle prend dans ce contexte un relief tout à fait différent. Je serai pour toujours cette personne qui ayant aujourd’hui de l’argent à placer, posée dans son présent et apportant sa pierre à une histoire qu’elle devine en construction, se pose des questions sur l’utilisation optimale de cet argent. Mais dès lors ma décision se prendra autrement que ne le serait la décision de l’incroyant. Non seulement je ne m’illusionnerai pas sur le pouvoir prédictif des marchés, ou sur ma connaissance de l’avenir, mais je prendrai ma décision en tentant d’insérer mon acte dans la perspective de ce que Dieu attend de moi dans sa Providence ; cela commence par le souci de la société humaine, de ce qu’elle est aujourd’hui et de ce qu’elle sera demain - y compris en termes écologiques ou de générations futures. Non que j’ai à les prendre tout seul en charge, évidemment, puisque je ne suis qu’un point mouvant du temps parmi des millions d’autres. Mais là où je suis, je poserai mes actes, y compris financiers, à cette lumière et j’intégrerai ces actes dans l’ensemble de mes responsabilités envers Dieu et envers les hommes, avec vocation à l’éternité. Ce qui leur donne une toute autre signification.

Sur la base d’une conférence donnée à l’Ecole des Mines le 2 juin 2015.
















































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