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Ecologie, morale et foi


samedi 27 février 2010









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Le corpus complexe et hétéroclite qui se range sous le nom de préoccupation écologique mêle des considérations très variables, mêlant étroitement le moral et le technologique. Un point central est l’affirmation d’un impératif : celui de modifier notre comportement dans la perspective de risques que feraient courir à l’humanité ses agissements actuels, notamment son activité économique. Pour apprécier la validité de ces réflexions, une part prépondérante du débat se concentre sur la dimension technique et économique : le risque est-il réel ? Que faire pour l’éviter etc. ? Mais au delà de tout ceci il y a de façon plus ou moins latente une question plus essentielle : sur quoi fonder l’impératif moral en question ? Comment motiver l’homme moderne pour qu’il soit pris en compte ? Un point essentiel qui a été développé pour cela est la perspective de la catastrophe : l’idée que désormais nous savons que l’humanité peut disparaître de son propre fait. Nous en prendrons deux exemples caractéristiques. La responsabilité face à la catastrophe possible : Hans Jonas Une nouvelle morale, car l’humanité peut disparaître de son propre fait Le point de départ de Hans Jonas est le suivant . Dans les époques antérieures à la nôtre, la notion de responsabilité envers la nature n’existait pas. A intéresser la morale, il n’y avait que des actions d’homme à homme, et en outre avec un horizon court, car les effets à long terme n’importaient pas. Tous les commandements éthiques du passé reflètent selon lui cet horizon, doublement étroit : il n’y avait que le sujet et son prochain, ici et maintenant. Avec le concept de progrès on en est venu à considérer le passé comme étape préparatoire au présent, et celui-ci à l’avenir. D’où la possibilité du mythe du paradis sur terre, de l’accomplissement final qui jugera tout ce qui l’aura précédé. C’est une rupture fondamentale avec l’éthique ancienne du présent. Parmi les exemples de changements majeurs que cela induit sur le plan moral, on peut relever les faits suivants. D’abord la durée de la vie était jusque là un fait auquel on ne pouvait rien. Or on voit maintenant la possibilité de l’allonger, peut-être indéfiniment ; la mort même pourrait être évitable. Mais cela conduit à des questions nouvelles : est-ce désirable ? Qui en effet devra-t-on garder : les meilleurs ? Tous ? Mais on arrête donc l’état de l’humanité à une date donnée ? Que dire alors des générations suivantes : il n’y aurait alors plus de jeunesse, plus de reproduction ou beaucoup moins, plus de nouveauté, plus de curiosité ? Dans un autre registre, le contrôle du comportement par des moyens chimiques ou autres peut considérablement progresser. Ce peut être bon en matière médicale. Mais cela pose des questions redoutables à la liberté. Devra-t-on ou pourra-t-on utiliser ces produits dans l’enseignement ? Pour la pacification de populations agressives ? La publicité ? Etc.

Mais ces questions déjà graves pâlissent en regard de la perspective de la catastrophe .La maxime de Kant (agir selon ce qui peut être pris comme règle universelle) présuppose par exemple, mais sans le dire, l’existence d’une humanité. Que celle-ci puisse disparaître, du fait des choix que nous faisons aujourd’hui, n’est pas prévu ni traité. Or dit-il nous savons maintenant que l’humanité peut se faire disparaître. Dans un tel cas, sacrifier l’avenir a une conséquence précise et inédite : c’est l’interruption de la série. Il faut donc ajouter un autre précepte : agis de façon à ce que tu fais soit compatible avec la permanence d’une vie humaine sur Terre, ou au moins ne lui nuise pas. C’est un vrai précepte moral, sans contradiction logique, mais il n’est pas simple à établir, car dit-il il n’est pas facile de démontrer que ce qui n’existe pas (pas encore) a des droits sur ce qui existe. Du moins hors religion. D’où la démarche fondamentale de Jonas : le poser comme axiome. Et considérer que son champ d’application est avant tout politique. Il nous faut donc dit-il une nouvelle éthique, et une nouvelle humilité. Non du fait de notre petitesse comme on le pensait autrefois, mais, au contraire, de notre puissance. Humilité par rapport à nos processus politiques, qui par nature ne regardent que le présent : au mieux, on respecte les droits de tous ceux qui existent, mais pas ceux de ceux qui existeront, de l’avenir. Quelle force politique peut en effet représenter l’avenir ? C’est une question politique majeure : la communauté est là pour préparer l’avenir, mais l’avenir n’est nulle part représenté en son sein. Attiser le sentiment de peur ne suffit pas, car elle ne s’intéresse pas au long terme. Et l’auteur de nous dire : ne doit-on pas alors restaurer une catégorie, celle de la sainteté, qui a été détruite par les Lumières et leur scientisme ? Malheureusement sans aller au bout de l’idée. Priorité absolue à la survie par rapport à tout progrès Comment faire ? Notre auteur reconnaît la force d’entraînement de la perspective du mal : le mal est plus immédiat que le bien, par la menace qu’il représente. On ne connaîtrait pas la valeur de la vérité si on ne pouvait pas mentir, ou du respect de la vie si on ne pouvait pas tuer. Il faut regarder ce que nous craignons avant ce que nous désirons. Il nous faut donc nous faire une image du mal possible, consciemment et volontairement, ce qui suppose d’abord de se faire une représentation de l’avenir. Mais c’est désormais uniquement celle d’un mal futur, et non d’un mal expérimenté dans le passé, comme dans les éthiques antérieures ; et il faut en outre et surtout considérer la disparition future possible de l’humanité. Or ce n’est évidemment pas la même chose qu’un mal qui me menace moi personnellement. Il faut donc qu’un impératif éthique me pousse à avoir une telle considération. En outre, dira-t-on, il y a une incertitude sur ce danger, ce qui affaiblit sa puissance de conviction. Ici intervient selon lui un autre principe, qui est que l’on doit prêter plus attention aux prophéties de malheur qu’aux prophéties de salut. D’abord parce que le danger est réel et comparativement imminent : le progrès technique va beaucoup plus vite que l’évolution naturelle, qui n’a pas le temps de s’adapter ; et il le risque est global, ce qui ne peut s’apprécier statistiquement, sur des séries soumises à la loi des grands nombres. Ensuite parce qu’il y a une dynamique cumulative dans les développements techniques, qui tend à s’imposer d’elle-même ; il faut donc être attentif aux commencements de chaque évolution nouvelle. De plus il faut respecter tout ce qui existe, qui est le résultat de l’évolution antérieure ; or tout ce patrimoine peut disparaître. Nous ne sommes donc pas du tout dans la situation du prolétaire révolutionnaire, qui pensait n’avoir rien à perdre et dont le sort ne pouvait que s’améliorer. Il y a une valeur unique à l’émergence historique de la nature humaine, et elle a une valeur infinie. Aucun enjeu ne peut le justifier que le pouvoir résultant de cette évolution puisse aboutir à faire disparaître l’espèce : le gain maximal résultant de cette prise de risque serait en effet toujours limité, mais la perte possible infinie. D’où pour notre auteur la préférence à donner systématiquement aux prophéties de malheur, car elles nous mettent sous les yeux ce risque possible. On n’a en particulier pas le droit de mettre en jeu le sort de tous dans la poursuite d’un but quelconque, sauf nécessité absolue. Ce qui a une conséquence majeure : le progrès technologique, qui ne vise jamais qu’une amélioration relative de l’existant, n’a aucun droit à mettre en jeu la survie de l’espèce. L’humanité n’a pas de droit à son suicide collectif, on ne peut mettre comme enjeu la survie de l’homme. Voilà selon lui un principe nouveau et absolu : tout ce qui peut aboutir à la disparition d l’espèce est à éviter .

Selon Jonas, ceci implique des raisonnements très différents de ceux de la philosophie classique. Contrairement à Descartes, il faut prendre en compte tout ce qui est douteux ou incertain. En outre, contrairement au pari de Pascal, il ne s’agit plus de sacrifier quelque chose de certain mais limité (notre existence en ce monde) pour un incertain incommensurable (un infini possible) ; mais d’éviter le néant en refusant tout pari et en conservant ce qui existe (qui est limité, mais infini par son existence même). Au lieu donc de recommander le pari, le va-tout, on a le devoir de l’éviter. Une autre conception ancienne est selon lui à abandonner, la règle éthique de la réciprocité. Car en soi, ce qui n’existe pas n’a pas de droit, pas même celui d’être ; et l’avenir ne peut rien pour moi, ni me nuire. Il reconnaît toutefois qu’ il y a un exemple de devoir sans réciprocité dans la tradition morale : c’est celui envers les enfants. C’est même de là que dérive ce qu’on appelle une comportement responsable. Ceci dit, il y a une différence entre les enfants et les générations futures : car nous sommes à l’origine de la venue au monde de ces enfants, et notre devoir envers eux découle de notre acte. Mais c’est selon lui différent de se reconnaître un devoir envers l’humanité future, non seulement le devoir même de procréer, mais aussi le fait qu’elle devra être. Le droit qualitatif d’être tel ou tel découle ici du devoir absolu d’être. Le premier impératif, catégorique, est qu’il y ait une humanité : nous sommes responsables de l’idée même d’homme, qui est d’ordre ontologique. Cela conduit à remettre en cause deux dogmes modernes : le refus de toute métaphysique, et l’idée qu’il n’y a pas de passage de l’être au devoir. Une métaphysique est en effet ici nécessaire. La question : « Est-ce que l’homme doit (soll) exister ? » pose la question de la valeur de l’être en soi. Dire oui revient à affirmer une sorte de droit à l’être. La responsabilité, fondement de la morale Pour comprendre le sens de cette morale, dit-il, il faut réhabiliter la notion de finalité, qui s’impose même au scientifique. Certes en général la causalité suffit à expliquer les phénomènes ; mais il s’agit ici de comprendre la logique de la nature, qui comporte selon lui l’émergence de finalités dans un contexte causal, qu’il y ait conscience ou non. Reconnaître qu’il y a des finalités c’est reconnaître une notion de bien en soi. C’est pour notre auteur une évidence ou un axiome. L’enjeu est une forme d’affirmation de l’être par rapport au non-être : l’être n’est pas indifférent par rapport à lui-même. Tout but est supérieur à l’indifférence, qui est une forme de néant. Une forme d’être qui serait indifférente serait imparfaite et impossible à se représenter. La maximalisation de la finalité est donc un bien qui se dégage, d’autant plus que le but est multiple et intense. Dans cette optique, tout être ayant une forme de sensibilité est un but en soi, tant pour la nature qu’en lui-même, et il tente de se maintenir par l’action contre la menace du néant. Cette obligation de l’affirmation, du oui, atteint sa forme suprême avec l’homme, tant comme résultat du processus que comme celui qui peut détruire tout le processus. Le point central est que ce Bien existe plus par lui-même que la valeur, laquelle tend à évoquer l’idée du ‘pour qui ?’ et celle du ‘combien ?’. Ce qui vaut la peine pour moi est autre chose que ce qui mérite que je peine pour lui, lequel est seul un bien en soi. Le bien ne peut être créé par la volonté, car alors il n’a pas l’autorité pour la lier. En outre, faire le bien est bon pour celui qui le fait, même en dehors de tout résultat. Cela ne veut pas dire que c’est le bien de l’agent qui doit être recherché , mais le bien ultime en soi. La moralité n’a pas son but en soi-même, ni dans la volonté, ni dans une causalité ou un calcul. C’est un appel à un Bien du monde. Et cet appel rencontre un écho dans notre sensibilité , qui est justement le sentiment de la responsabilité ; il faut donc distinguer l’objectivité de l’appel et le fondement psychologique de la possibilité qu’il a de mouvoir notre volonté ; les deux sont nécessaires pour une morale ; mais ce n’est pas notre choix qui importe, c’est la reconnaissance de l’obligation qu’implique l’existence possible de l’autre.

Et pourtant dit-il quand on regarde les motivations citées par les moralistes (amour, volonté de puissance etc.) on ne trouve pas le sentiment de responsabilité ainsi compris (Verantwortungsgefühl) ; presque toujours on présuppose un bien de valeur suprême (un summum bonum au delà du temps). Ce qui est passager est donc renvoyé à ce qui ne passe pas (éternel). Or notre objectif, dit Jonas, est tout différent : c’est de renvoyer du passager au passager (vergänglich) : un autre que moi, qui a un droit en soi-même comme être, même s’il n’existe pas encore ; et son existence a un droit sur moi, même s’il est passager. La responsabilité est comprise par Jonas comme obligeant à elle seule ; sa seule référence dans l’être est un être limité éventuellement non encore existant ; c’est l’effet de la chose visée sur nous, combinée avec la conscience de notre pouvoir. Pour lui la responsabilité est la pré-condition de toute morale, sans être morale en soi. Inversement, agir de façon irresponsable suppose qu’on refuse de telles responsabilités, envers quelqu’un ou quelque chose. Pour mieux comprendre de quoi il s’agit, il est intéressant de regarder la responsabilité de l’homme d’Etat envers la collectivité qu’il dirige, et de la comparer avec celle des parents envers leur enfant. L’art de l’homme d’Etat est responsable d’un seul fait : qu’il y aura encore demain un art de l’homme d’Etat, donc la possibilité d’un autre comportement responsable. Ce qu’il y a de commun malgré les nombreuses différences se laisse résumer par les trois concepts de totalité, de continuité et d’avenir. La responsabilité première est celle de l’homme pour un autre homme et pour sa protection. Elle comporte la possibilité de la réciprocité ; l’homme est par nature responsable de l’autre, de tout autre ; et il est le seul être dans ce cas. Cela fait partie de sa nature et de sa dignité (quel que soit le bilan global qu’on peut tirer de son action). En définitive, il faut que des hommes vivent et vivent bien. Mais alors pourquoi la responsabilité ainsi comprise n’était pas jusqu’ici au centre de la théorie éthique ? C’est selon lui une fonction du pouvoir et du savoir ; or comme on l’a dit ceux-ci étaient dans le passé restreints à une espace étroit, et à l’immédiat. L’avenir n’était que la répétition du présent ; il n’y avait donc pas cette dynamique qui caractérise la modernité. Ce qui induisait une prédominance de la verticalité sur l’horizontalité : chez Platon le bien en soi n’est pas de ce monde. Notre ontologie n’est désormais plus celle de l’éternité, mais celle du temps. Ce qui est naturel désormais est qu’existe ce qui n’existait pas auparavant. L’augmentation de notre pouvoir change qualitativement notre devoir. Certes dit-il on peut en revenir un jour à la vision platonicienne, et l’abandon du transcendant a peut-être été une erreur colossale. Mais nous devons prendre les responsabilités que nous avons là où nous sommes. L’utopie, irréaliste et dangereuse La menace majeure pour nous dans la situation où nous sommes est selon Jonas celle des effets pervers de l’utopie. Il y a d’abord des effets physiques : une impossibilité matérielle de l’utopie telle que communément présentée. Le danger qui apparaît par exemple dans le socialisme résulte d’une utopie dont la réalisation suppose le déploiement de la technique. Or selon lui le niveau de vie actuel des pays riches n’est pas généralisable : le fait que toute énergie émet de la chaleur est un obstacle incontournable pour toute utopie technique, car cela implique l’impossibilité d’une consommation trop élevée d’énergie, même si elle était disponible (par exemple par la fusion thermonucléaire), car elle ne serait pas absorbable par la Terre. Une autre objection majeure à ce genre d’utopie est que la très grande majorité des gens serait exclue du travail productif réel, d’où un énorme problème d’oisiveté. Or sans activité corporelle le cerveau voit son activité s’appauvrir. Les hobbies deviendraient alors une sorte de thérapie visant à pallier à l’absence de métier et de profession, thérapie qui serait obligatoire pour éviter l’oisiveté, la drogue, le crime etc. Mais cela pose un triple problème : d’abord le hobby devenu obligatoire perd de sa spontanéité ; ensuite il perd sa liberté, puisqu’il faudrait un contrôle public (du fait de son coût, et de la rareté des moyens déployés, ne serait-ce que l’espace ou l’énergie) ; enfin on perdrait le contact avec la réalité et même sa dignité, puisque l’activité ou son utilité resterait fictive. Il est difficile de considérer avec Bloch que celui qui pêche pour survivre a moins de dignité que celui qui pêche par loisir : c’est le contraire qui est probable. On retrouve chez tous les utopistes une erreur de fond qui est de considérer qu’il n’y a de liberté que quand la nécessité s’arrête. Au contraire la liberté réside dans la manière dont on se mesure avec la nécessité. Si celle-ci disparaît, la liberté perd son objet. Plus rien n’est alors sérieux, et on en vient à désirer un drame, quel qu’il soit, ou la guerre. L’utopie fait en résumé disparaître dignité et liberté. Quant aux relations humaines dans une telle société utopique, on voit mal en quoi leur substance disparaîtrait, qui est faite d’amour et de haine sous les formes les plus diverses. En outre, ces relations aussi perdent de leur substance si on perd le contact avec la réalité que donne la nécessité ; de telles affections deviennent alors pathologiques, parasitaires voire cannibales. Conclusion Notre auteur se démarque en définitive des deux côtés. D’un côté selon lui l’univers moderne est distinct de l’univers aristotélicien qui est téléologique et (dit-il) de ce fait déjà accompli. Le nôtre est non achevé (unfertig) : ce qui sera n’a jamais été. Cela résulte entre autres du fait simple que les gens meurent et sont remplacés par d’autres, qui sont nouveaux. Il faut donc accepter cette nouveauté permanente. D’un autre côté il faut se défier de l’utopie : pour l’utopiste toute histoire est une préhistoire par rapport à l’utopie, où par exemple enfin l’art sera véritablement art etc. ; ainsi chez Ernest Bloch (culte du ‘pas-encore’ et de l’espérance). Mais l’homme véritable lui est déjà là ; il sera à l’avenir chaque fois nouveau, mais pas plus authentique. Le rêve utopique est en fait un cauchemar ; et l’erreur de l’utopie une erreur dans la conception même de l’homme. La condition de l’homme est pleine de valeur en tant que problématique (fragwürdig). Le passé nous rappelle ce qu’est l’homme : il est ouvert au bien et au mal, et le sera toujours. La troisième voie qu’il propose est donc autre : pour exercer cette responsabilité entre un futur incertain, aussi limité que notre présent, mais aussi digne d’exister, il faut en définitive une heuristique de la crainte (Furcht), qu’il est urgent de réapprendre et de mettre au centre de la moralité. Elle est fondée sur le respect de ce qu’est l’homme et de ce qu’on a réalisé avec lui, de l’héritage qu’il représente, et de son droit à se perpétuer. Réflexions d’étape Notons le mélange étrange que réalise notre auteur. D’un côté il réhabilite des thèmes essentiels de la moralité classique, et notamment dans la tradition aristotélicienne et thomiste : la notion de finalité, ou le fait fondamental que le Bien s’impose en soi par sa valeur propre, et ne saurait faire l’objet d’un choix de notre part : le choix est de le faire ou non, pas de décider ce qu’il est. Ou le thème implicite de ce bien qu’est l’être en lui-même : que des êtres libres et capables de choix existent demain est reconnu comme un bien en soi, s’imposant à nous alors même que les êtres en question n’existent pas. Une telle reconnaissance à elle seule bouleverse bien des idées reçues, notamment en matière de natalité et d’éducation. Mais relevons en même temps l’étrange obstination de notre auteur à afficher la nouveauté intrinsèque supposée de cette morale. Certes, la responsabilité envers l’existence de générations futures menant une vie décente ne peut pas être comprise comme un nouveau rapiéçage. Ce qui est nouveau est effectivement la conscience qu’a l’humanité de son pouvoir de se faire disparaître elle-même. Mais la morale la plus traditionnelle est tout à fait à même de susciter la réponse appropriée. Elle le fait même bien mieux que l’espèce d’impératif catégorique d’un genre nouveau qu’invoque Jonas : car quel est le sens d’un impératif de faire être des êtres qui auront un impératif de faire des êtres qui auront un impératif de faire être et ainsi de suite, s’il n’y a pas renvoi à un notion de valeur en soi de la vie de ces êtres ? Et comment fonder la valeur en soi, absolue, de ces êtres compris comme en eux-mêmes limités, s’il n’y a pas une perspective infinie, une vie éternelle, donc un Dieu infiniment aimant ? Et quelle erreur (si répandue de nos jours) de comprendre l’éternité comme une immobilité, ou la téléologie comme un déjà accompli ! La modernité paraît incapable de saisir le concept d’infini, et notamment d’infinité par excellence qu’est l’éternité. Or loin d’être de du figé, c’est de l’inépuisable.

Qui le comprend peut par là même en outre échapper au dilemme de base de notre auteur : une telle obsession par la responsabilité que cela conduit par principe de précaution à éviter tout ce qui peut présenter le moindre risque pour la survie collective, et par là bloquer toute évolution future. On connaît cet effet paralysant de toute la littéralement écologique : appliquée au passé, elle aurait empêché toute évolution depuis l’âge de pierre. Mais justement il faut accepter la double nature de notre condition : suffisamment limitée pour que nous ne maîtrisions pas pleinement toutes les données de nos décisions et plus généralement notre destinée ; et suffisamment ouverte à la miséricorde infinie de Dieu et à Sa Providence pour avoir le courage plein d’aller quand même de l’avant, par cette vertu magnifique qu’est l’Espérance. Espérance qui contrairement à l’utopie très lucidement dénoncée par Jonas nous donne la motivation voulue sans nous enfermer dans l’horizon auto-destructeur et au fond insignifiant auquel se limite tout matérialisme. JP Dupuy : poser hygiéniquement la catastrophe comme certaine Jean-Pierre Dupuy se pose une question analogue. Nous sommes dans des sociétés qui n’ont pas de morale positive commune, c’est-à-dire de morale leur prescrivant tel ou tel comportement (autre que le respect de la liberté ou de l’égalité). Dans ce contexte, comment parer à l’hypothèse de catastrophes éventuelles, si elles sont plutôt improbables ? Conscient de la difficulté de motiver nos sociétés pour une action concrète, il propose une théorie ingénieuse : elle consiste à considérer par une sorte d’hygiène la catastrophe comme quasi-certaine. Ce faisant, les esprits se concentrent sur cette hypothèse, et agissent, ce qui fait qu’elles sont de fait évitées. Voyons ce que cela peut nous dire. Dialectique de la précaution : comment se prémunir contre la catastrophe alors que l’incertitude est totale Au préalable il évacue la possibilité d’y parer systématiquement par le principe de précaution aujourd’hui à la mode. La notion de précaution est dit-il complexe et controversée. Le point de départ en est la reconnaissance du fait que, à notre époque, le risque de catastrophes majeures, fruit de l’action humaine, est élevé et par là devient une question centrale. Mais il ne saurait s’agir de viser un risque zéro, évidemment hors d’atteinte. Si l’on cherche à imaginer le scénario du pire, on ne sait plus où s’arrêter, et cela risque de conduire à tout arrêter ; or ce peut être pire que l’action. On peut aussi viser à minimiser ce risque du pire, par des hypothèses successives. Mais sa démarche est différente ; il rejoint Corinne Lepage qui dit « c’est le non-sens de la destruction qui implique de recourir au scénario du pire. C’est précisément la pertinence, voire la seule existence de la possibilité de ce scénario du pire qui peut et doit guider la réflexion et l’action. ». En d’autres termes, le raisonnement sur l’hypothèse pire prend selon lui un rôle structurant pour le débat moral. Si on n’a pas l’œil rivé sur la catastrophe, on risque dit-il de la considérer improbable, et de ne rien faire avant qu’elle ne se produise ; puis, paradoxalement, une fois qu’elle s’est produite, on s’en accommodera comme d’un fait, et on cherchera alors des solutions. Il faut donc susciter un degré suffisant d’attention sur elle et il propose de « raisonner comme si le fait d’envisager que la catastrophe est possible équivalait à penser qu’elle se produira, et qu’elle se produira nécessairement ». Cela revient « à se projeter dans l’après-catastrophe, et à voir rétrospectivement en celle-ci un évènement tout à la fois nécessaire et improbable ». Ce saut conceptuel est certes difficile, mais il est rendu selon lui nécessaire par le fait que nous avons maintenant le pouvoir de faire sauter la planète. Comme dit Jonas « nous devons traiter ce qui certes peut être mis en doute, tout en étant possible, à partir du moment où il s’agit d’un possible d’un certain type, comme une certitude en vue de la décision ». Il ne s’agit pas de rétablir le sacré, car il a été détruit selon lui par les Lumières et la science, mais de ne pas éluder le besoin d’éthique. « Il n’y a pas d’action qui exprime plus hautement la liberté de l’homme que de fixer des limites à sa capacité individuelle d’agir, sous forme d’impératifs, de normes ou de règles à validité universelle, et de s’y tenir ». Nous retrouvons ici les limites à l’action humaine. Les impasses des raisonnements habituels face à la catastrophe S’agissant du principe de précaution même, il note que les définitions officielles sont écartelées entre le souci du calcul économique et la nouveauté de la situation, caractérisée par l’incertitude et l’ampleur du risque. On parle en effet de ‘mesures proportionnées et raisonnables’, tout en reconnaissant l’ampleur de l’incertitude. Ce qui est contradictoire. On peut certes raffiner en distinguant entre le risque (ou risque avéré), qui est probabilisable et objet de ce qu’on appelle prévention ; et l’incertain (ou risque potentiel), objet de ce qu’on appelle précaution. Certes, le premier peut être traité dans le contexte dominant. Mais pour le deuxième le problème est qu’on n’a pas le moyen de formaliser la décision dans le cadre du calcul économique. Quant à introduire la notion de probabilités subjectives, ou celle d’aversion pour le risque ou pour l’incertain, cela pose de sérieux problèmes sur le plan éthique. En effet aucune éthique ne saurait se fonder sur une psychologie particulière ; ses réponses doivent être objectives, publiquement accessibles et universelles.

Il poursuit en relevant une limite majeure du raisonnement rationaliste habituel, à savoir qu’il n’inclut par construction aucune information qui n’est disponible qu’après qu’on ait agi. Mais ce n’est selon lui pas la manière de fonctionner du jugement moral. Il reprend un exemple du philosophe anglais Williams, celui d’un peintre, un nouveau ‘Gauguin’, qui abandonnerait sa famille pour vivre à Tahiti au nom de son art. Ce n’est dit-il qu’après coup qu’on pourra juger ce comportement, selon qu’il se révèle être un génie ou non ; et au fond, même lui ne saura qu’après coup le jugement qu’il faut porter sur lui (c’est ce qu’il appelle moral luck, fortune morale). On observe le même phénomène aujourd’hui dans le cas du droit de la responsabilité : le progrès de la science a conduit par exemple à faire payer les producteurs d’amiante du passé. Or à l’époque ils ne savaient pas que c’était nocif. Plus généralement, aujourd’hui « l’humanité prise comme sujet collectif a fait un choix de développement de ses capacités virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune morale. Il se peut que son choix mène à de grandes catastrophes irréversibles ; il se peut qu’elle trouve le moyen de les éviter, de les contourner ou des les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il en sera. Le jugement ne peut être que rétrospectif. » Dès lors, on peut et doit anticiper le fait que le jugement ne sera porté qu’après coup. « Il est donc encore temps de faire que jamais il ne puisse être dit par nos descendants : ‘trop tard !’… C’est donc l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie la posture catastrophiste ».

Le problème central qui se pose ici est que, compte tenu de l’ampleur de la catastrophe possible, notre savoir devrait être en proportion. Or ce n’est pas le cas. Comme dit Jonas : « le savoir prévisionnel reste en deçà du savoir technique qui donne son pouvoir à notre agir…Reconnaître l’ignorance devient ainsi l’autre versant de l’obligation de savoir et cette reconnaissance devient aussi une partie de l’éthique qui doit enseigner le contrôle de soi toujours plus nécessaire de notre pouvoir excessif ». Nous devons savoir pour agir, mais nous ne le pouvons pas. Et cette impossibilité n’est pas contingente, elle découle nécessairement de plusieurs faits. On citera par exemple : la complexité des écosystèmes (qui peuvent basculer à la suite d’un effet mineur), les effets cumulatifs qu’on observe dans les systèmes techniques, l’imprévisibilité (logique) de toutes les futures inventions etc. Plus généralement, c’est notre finitude qui nous empêchera de toute façon de mener à leur terme l’ensemble des calculs nécessaires. Ceci mine le principe de précaution dans son fondement même. L’incertitude est radicale. Son incohérence apparaît aussi quand on l’applique à lui-même : « si l’on est dans l’incertain, alors on peut très bien ne pas savoir qu’on est dans l’incertain. » On ne sait donc jamais si les conditions d’application du principe de précaution sont réunies. Il est même probable que la véritable précaution consisterait …à ne pas l’appliquer, puisqu’il peut bloquer sans motif des choses utiles, et moins risquées que le monde actuel. Appréciation d’étape : on reste dans la morale du calcul Le rôle stratégique dans ce raisonnement de la perspective de la catastrophe est assuré par combinaison de deux points. D’une part, sa gravité, du point de vue de ce qui se passe après, est telle qu’elle devient le point dominant du raisonnement. A sa suite, c’est l’éthique qui prend un rôle central, puisque la rationalité instrumentale, dont on a vu les limites, est défaillante pour construire même une problématique aléatoire, avec ce qu’on a vu sur les limites du principe de précaution. D’autre part, il se refuse à reconnaître à cette éthique une origine ou un fondement extérieur : il note qu’il est de type religieux, mais refuse une croyance religieuse explicite. La confluence de ces deux remarques se situe son projet : construire cette éthique à partir de la notion même de catastrophe. Mais comme celle-ci est reconnue non certaine, il lui faut construire l’impératif sur une base stable. D’où sa solution, que nous allons examiner plus en détails : tenir la catastrophe comme assurée. Mais notons d’ores et déjà la difficulté : au lieu de reconnaître explicitement la notion de finalité, comme la morale traditionnelle, on continue à rester dans une forme d’immanence ; cela oblige à reconstruire la morale, ce qui est inévitablement artificiel. Car comment orienter l’action des gens si aucune finalité ne leur est donnée ? Nous le voyons dans l’exemple ci-dessus du deuxième Gauguin. Dans une perspective traditionnelle, on reconnaissait l’existence d’un principe de loyauté, qui donne un primat moral au fait de s’occuper de sa famille. Une fois ces devoirs remplis, c’est une question de vocation : on peut avoir l’étoffe d’un peintre de génie, et être appelé à autre chose. Pour un croyant la référence sera Dieu et sa Providence. Ce n’est que dans une approche utilitaire qu’on estime que le fait d’être un génie (même réel) peut donner tous les droits. L’idée qu’on juge après coup ne peut pas fonder rationnellement un comportement (bien que cela puisse l’éclairer en pratique).

Tout en reconnaissant qu’elle suppose un impératif non utilitariste, Dupuy la construit cependant par un raisonnement qui reste basé sur les conséquences de notre action. Et qui donc ne s’éloigne en définitive pas du ‘conséquentialisme’, qu’il critique par ailleurs au motif que l’on ne peut pas juger d’un acte par ses conséquences, puisqu’on ne peut pas connaître ces conséquences. Ce qu’il fait c’est simplement substituer comme conséquence la catastrophe, au motif que sa gravité est telle si elle se produit, qu’elle nous dispense de tout calcul de probabilité. De ce fait il ne fait pas véritablement justice au primat moral. Primat qui suppose qu’on ait confiance dans la morale (ou plutôt en Dieu qui lui donne son sens), et donc qu’on la suit même lorsqu’on n’a pas de certitude sur les conséquences de nos actes. En d’autres termes le véritable fondement de la morale, c’est la finalité, c’est-à-dire un effet qui dépasse tous nos desseins. Nous devons faire le bien parce que c’est bien ; non pas parce qu’un impératif arbitraire nous l’impose, mais parce c’est ce qui nous a fait aller, nous et les autres, vers ce qui est notre finalité. Reconnaître cette finalité devient alors un guide auquel il n’y a pas de motif d’échapper. Tandis que, nous allons le voir, la considération de la catastrophe n’y saurait suffire. Poursuivons donc l’examen. Poser la catastrophe comme quasi certaine comme moyen d’y parer Le point de vue qu’il propose à la suite de Jonas diffère selon lui du conséquentialisme en cela qu’il il ne s’agit pas de regarder le futur à partir du présent, mais le présent à partir du futur. Le point de base est que « on ne croit à l’éventualité de la catastrophe qu’une fois celle-ci advenue. » Pour tourner le problème posé par l’irréalité de l’avenir, il faut donc accorder « une valeur de réalité, vrai ou faux, à des propositions relatives à un évènement futur avant que le temps n’en décide. » Mais il faut répondre alors à l’objection que si on réussit, c’est-à-dire si la catastrophe ne se produit pas, on ruine la démarche en question, puisqu’on rend irréel ce qu’on avait posé comme réel. Il nous dit alors : allons plus loin, rendons cette catastrophe à nos yeux inéluctable, tout en sachant qu’elle n’est pas nécessaire. « Il va nous falloir apprendre à penser que, la catastrophe apparue, il était impossible qu’elle ne se produise pas, mais qu’avant qu’elle ne se produise elle pouvait ne pas se produire. C’est dans cet intervalle que se glisse notre liberté ». Comment ? La question est subtile, c’est celle de notre rapport au futur.

Il évoque ici le prophète Jonas dont la particularité du message dans la Bible est que, quoi qu’il dise, il ne se vérifie pas. Si en effet il prophétise le repentir des Ninivites, ils n’en font rien. S’il prophétise leur ruine, ils se repentent, et cette ruine est évitée. Hans Jonas est selon lui dans le même cas. Manquant de point fixe, il cherche à fabriquer des prophéties auto-réalisatrices (self-fulfilling). Comme certains des prophètes bibliques, on croit à la fois à la fatalité du futur, et au fait qu’on participe à sa réalisation. Mais traditionnellement, on tient le passé pour fixe et l’avenir pour ouvert et dépendant du présent (c’est ce qu’il appelle ‘temps de l’histoire’). Peut-on avoir à la fois dépendance causale du futur à l’égard du présent, et cependant indépendance de ce futur à l’égard de nos actions (ce qui veut dire qu’il se produira quoi que nous fassions) ? Ce n’est selon lui pas impensable. Prenons en effet le mécanisme de formation des prix sur un marché : ils résultent des décisions de chacun, qui cependant prend l’état de ces prix à un moment donné comme donnée fixe. Il y a donc bien les deux éléments ci-dessus. Ce que nous visons est toutefois un peu différent : il s’agit de se coordonner autour d’un avenir tenu pour fixe. C’est comme des agents économiques qui se concerteraient sur un niveau de prix souhaitable et faisable : leur prévision, pesant sur le marché, s’autovérifierait. L’idée est donc que nous devons choisir un avenir tel que la perspective de cet avenir débouche précisément sur sa réalisation, parce que ce que nous ferons alors le fera se réaliser. Il appelle cette temporalité le ‘temps du projet’. Dans un tel contexte, on a une sorte de temporalité en boucle. L’avenir y est tenu comme fixe, et « tout évènement qui ne fait partie ni du présent ni de l’avenir est un évènement impossible ». Qu’est-ce que cela donne dans la pratique ? Pas de problème si ce projet est positif : on se mobilise pour le réaliser, ce qui est cohérent s’il se réalise. Mais dans le cas des catastrophes le paradoxe subsiste ; en effet « il s’agit de se coordonner sur un projet négatif qui prend la forme d’un avenir fixe dont on ne veut pas ».

D’où une dernière étape, dans laquelle il prend appui sur le débat sur la dissuasion nucléaire, et l’hypothèse de la destruction mutuelle assurée. Pour fonctionner, elle doit être crédible : il faut convaincre l’autre qu’en cas d’attaque, on n’hésitera pas à accomplir cet acte pourtant suicidaire et donc qu’on voit cela comme possible. Le paradoxe est qu’on organise tout cela précisément pour que cela ne se produise pas. Ce qui en mine par construction la crédibilité. En cas d’agression, l’Etat agressé avec des armes conventionnelles a en fait intérêt à s’incliner et à ne pas déclencher la catastrophe nucléaire, pour sauver ce qui peut être sauvé. Donc sa dissuasion n’est pas crédible. La seule solution pour la rétablir est d’éliminer le concept d’intention dissuasive, et de présenter la menace comme une fatalité. En d’autres termes, la crédibilité viendra de la peur sous-jacente qu’en cas de crise très grave la dissuasion pourrait échouer. Et alors « on ne tente pas le destin ». En résumé « la dissuasion parfaite est auto-réfutante, …la dissuasion imparfaite peut être efficace ». Le recours à l’aléa ou à l’incertain offrirait donc une réponse à notre problème, pas dans le temps de l’histoire, mais dans celui du projet.. Dans le temps de l’histoire, il peut en effet être rationnel de mimer l’irrationalité, en laissant l’adversaire dans l’incertitude à ce sujet ; mais si la vulnérabilité est totale, il continuera à penser que mis au pied du mur, on cèdera. Dans le temps du projet, « la solution consiste à faire de l’anéantissement mutuel un destin ». Non une certitude, mais une boucle imparfaite, qu’on peut résumer ainsi : « obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près ». Dans ce schéma « l’erreur n’est pas seulement, possible, elle est actuelle, inscrite dans le temps – comme un raté de plume en quelque sorte ». C’est « l’interprétation la plus profonde de ce que Hans Jonas appelait l’heuristique de la peur » . En définitive dans ce schéma, « le temps se clôt sur la catastrophe annoncée, mais le temps continue, tel un supplément de vie et d’espoir, au-delà de la clôture…Le destin a le statut d’un accident, d’une erreur qu’il nous est loisible de ne pas commettre….Nous sommes condamnés à la vigilance permanente ». « Le catastrophisme éclairé consiste à penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction – une autodestruction qui serait comme inscrite dans son avenir figé en destin. Avec l’espoir, comme dit Borges, que cet avenir, bien qu’inéluctable, n’ait pas lieu ». Analyse et appréciation Nul doute que la question des risques et par là des catastrophes est clef pour la réflexion morale à notre époque, et qu’elle constitue un élément nouveau par rapport à la réflexion antérieure. Par ailleurs, la critique qu’il propose de supposées solutions comme le principe de précaution est juste : l’idée à l’origine de ce principe est en effet qu’il faut agir avec prudence (et souvent s’abstenir) alors même qu’on n’a pas de base scientifique claire. Mais comment aborder par la rationalité instrumentale une hypothèse dont on ne connaît rien de certain, ni même de probable ? En revanche, nous avons quelque doute sur la possibilité réelle de faire fonctionner des sociétés entières, car c’est de cela qu’il s’agit, sur le principe proposé : celle d’une catastrophe quasi certaine (pour qu’on la prenne au sérieux), mais pas tout à fait (sinon on ne ferait rien, puisqu’il n’y aurait rien à faire, le pire étant sûr). C’est-à-dire une certitude de catastrophe, telle qu’elle conduirait à des contre-mesures qui seraient à la fois normalement reconnues efficaces (sinon pourquoi les prendre ?) sauf accident, étant entendu qu’il faudrait absolument considérer acquis d’avance cet accident pour garder la crédibilité de la menace…L’architecture des motivations est beaucoup trop incertaine et contournée, beaucoup trop arbitraire pour être opérante. En outre et peut-être surtout, sur le plan pratique, la multitude des catastrophes possibles est telle qu’il faut quand même faire choisir celles d’entre elles qu’on retiendra comme acquise d’avance : la disparition de l’humanité par sous-natalité ? Ou au contraire un surpeuplement catastrophique, par natalité excessive ? Un désastre, naissant de la surconsommation d’énergie ? Ou au contraire un sous-développement résultant d’un écologisme malthusien, qui empêche de développer de nouvelles énergies ? Etc.

Mais il nous faut aller au-delà de ces considérations de fait. Il nous faut repartir de l’incertitude, et du fait qu’elle ne peut être levée dans son entièreté et restera immense. Devant un tel fait, un croyant et un incroyant sont dans deux positions très différentes, quelles que soient leurs vues par ailleurs. Le second ne peut raisonner que dans l’immanence, et donc sur la base des conséquences de ses actes (en supposant qu’il s’en préoccupe). Il peut donc tout au plus affirmer des impératifs moraux, mais sans les fonder, et sans donner de garantie sur leur effet pratique. Nous avons évoqué le schéma de JP Dupuy parce qu’il représente de façon éloquente une tentative désespérée pour fonder une morale immanente sans foi. Mais comme on voit cela reste arbitraire, et dans son objet, et dans la motivation induite. Le croyant, lui, reconnaît des finalités fondées sur notre orientation vers une autre vie, qui est vie en Dieu. L’un ne voit dans les évènements que le jeu de nos actions, compliqué par des aléas innombrables, et afin de se donner une motivation il cherche ici à s’obséder par un point de référence arbitraire. L’autre y reconnaît la présence d’une Providence. En d’autres termes, là où le non croyant, même moral, cherche son point fixe dans une autosuggestion ou des raisonnements variés et arbitraires, le croyant le trouve dans la confiance qu’il fait en l’Etre infini de Dieu. Il y puise à la fois une confiance dans la rationalité ultime de tout ce qui se passe, et une force intérieure incomparable. Et en matière économique, son calcul, inclut le paramètre infini qu’est la vie éternelle. C’est avec un tel arrière plan mental qu’on a vu les pays occidentaux, même en partie laïcisés, et avec tous leurs défauts, découvrir d’abord la planète (Portugais) puis ce continent nouveau qu’est l’industrie (Britanniques). C’est aussi ce qui est le plus efficace pour que des familles fassent le pari d’élever des enfants, éventuellement nombreux, quitte à ne pas s’assurer une consommation maximale, et leur assurent une éducation complète, morale et esthétique comprises. Et si c’est plus efficace, c’est parce que c’est meilleur.

Nous savons maintenant que le développement présente des dangers majeurs. D’où le besoin d’une réflexion spécifique sur ces risques. Mais qu’on ne se fasse pas d’illusion : malgré tous les soins apportés, et ils sont (oh combien !) nécessaires, cela ne donnera pas de solution maîtrisée par nous. La sécurité absolue n’existe pas (ce qui bien entendu ne justifie pas pour autant l’aventurisme). Les chrétiens le savent, puisque les desseins de Dieu sont impénétrables. A ceci près que nous savons qu’Il nous aime, et que Ses desseins ne peuvent être que bons. Donc que notre action, si elle est orientée vers nos finalités, c’est-à-dire suit Sa volonté, sera bonne. La poursuite de l’aventure commune de l’humanité ne suppose pas moins de courage et de confiance, en un mot d’espérance, que les étapes antérieures, avec en revanche un retour vers une claire conscience de nos limites, de notre absence de certitude, ce qui comprend le risque du drame absolu, de la catastrophe. Donc aussi ce qu’on appelle dans la Bible la crainte de Dieu, commencement de la sagesse (timor Dei initium sapientiae). D’où l’intérêt de scruter comment la réflexion chrétienne peut nous orienter face à la prolifération incontrôlée de l’activité économique. Non pour la maîtriser selon un plan connu d’avance, encore moins pour brider l’action créatrice des personnes. Mais pour savoir choisir et avancer avec confiance. Le point ultime, l’homme comme animal Pour confirmer a contrario cette analyse et en contrepoint des auteurs précédents on peut évoquer une forme radicalisée de certains considérations issues de la mouvance écologique. L’écologie telle que nous la rencontrons en général est moralisante et exhorte l’homme à une multitude de mesures généralement drastiques pour changer sa manière de faire. En outres même si son scepticisme à l’égard de la science y est fort, les tenants de l’écologie philosophique y croient assez pour affirmer certaines choses (les dangers du réchauffement par exemple) et croire en certaines solutions. Mais certains vont plus loin et remettent carrément en cause le statut de l’homme. Le point ultime de la démarche, c’est de voir l’homme tellement immergé dans la nature qu’il ne se distingue plus d’elle en rien ; en bref, c’est l’homme comme animal (un animal assez nuisible en outre). John Gray développe cette thèse jusqu’à son terme logique. Elle est intéressante non seulement comme exemple clinique d’une idée en fait répandue, quoique de façon latente, mais aussi pour mieux discerner en creux ce qu’il importe de promouvoir, ce qui fait au contraire de l’homme un être unique et précieux dans la nature, et qui ne peut se comprendre sans un au-delà. Le idées de John Gray Son idée première est que l’idéologie progressiste aujourd’hui dominante est la forme laïcisée du christianisme, en moins logique. Darwin a selon lui montré que nous sommes des animaux, et éliminé toute possibilité de croire en un progrès. Nous croyons avoir le libre-arbitre ; or cette idée aussi ne vient pas de la science, mais de la religion chrétienne. L’humanisme n’est donc pas selon lui de nature scientifique mais religieuse ; c’est la sécularisation de l’idée chrétienne du salut (le péché suivi de la rédemption), de la foi en la possibilité de créer un monde meilleur fondé sur l’émancipation humaine universelle. Le progrès est en bref la sécularisation de la Providence. Ce à quoi s’est ajouté l’impact de la science, dans laquelle il y a indéniablement progrès, parce que la connaissance y est cumulative. Mais en morale et politique c’est dit-il contestable : la connaissance augmente le pouvoir, donc le mal autant que le bien : on crée de la richesse, mais on détruit l’environnement. Les hommes sont incapables de se transformer eux-mêmes ; ils ne vivront dès lors jamais dans un monde qu’ils auront fait eux-mêmes ; et c’est bien ainsi (même dénonciation de l’utopie terrestre que chez Jonas, même si les termes sont différents). Et les Verts officiels ne sortent pas de ce schéma, car ils croient eux aussi à une voie alternative, également maîtrisée par l’humanité. En résumé, si on abandonne le christianisme, il fait aussi abandonner l’idée que l’histoire a un sens. Car seul le christianisme le prétend, fort de sa foi.

Plus précisément, le progrès est compris par lui comme la capacité à se libérer des limites qui encadrent la vie des autres animaux. C’est donc bien un salut ouvert à tous, ce qui vient des chrétiens, mais sous une forme sécularisée. Or une telle idée, et plus généralement celle d’une évolution humaine consciemment planifiée est à ses yeux un mirage. Ce sont pour lui les animistes qui avaient raison, lesquels ne voyaient pas de différence majeure entre l’homme et les animaux. La multiplication du nombre des hommes sur les deux derniers siècles est comparée par lui à celle des rats, nocive donc. Mais note-t-il, face à un stress émotionnel, les hommes réagissent comme les autres animaux : ils engendrent moins. On peut donc prévoir une réaction du même type, et un effondrement de la population humaine, ce qui selon lui sera une réaction salutaire de la nature… D’ailleurs de nouvelles technologies feront la basse besogne si nécessaire, y compris des mutations génétiques. En outre, ces hommes qui prétendent prendre en charge le destin de la planète sont selon lui les plus prédateurs de tous les animaux. Loin d’être un fait isolé, le génocide est universel, et fruit d’un certain progressisme. Le nazisme est un bric-à-brac, mais il serait erroné de le voir comme totalement opposé aux Lumières. Certes, il s’opposait à la tolérance. Mais lui aussi avait de grands projets d’avenir pour l’humanité, qu’il voulait réaliser par une sélection rigoureuse de l’espèce. De même les plus grands massacres du siècle ont été le fait d’un régime progressiste (le communisme). C’est ce qui fait qu’on a mis tant de temps à les reconnaître. Le paradoxe ultime serait à son sens qu’on puisse arriver à obtenir par les progrès de la science une possibilité d’immortalité personnelle, alors qu’on vit dans des sociétés qui seront, elles, plus que jamais mortelles : les corps congelés se perdront avant d’être réchauffés, du fait des guerres, des révolutions, ou des crises économiques. Et devant l’utopie du loisir perpétuel, ou sur longue durée, il n’y aurait plus qu’un excitant, la transgression, éventuellement virtuelle, et la violence (on retrouve ici Jonas). Le développement de technologies virtuelles échappera lui aussi à l’humanité, et cela peut devenir un axe futur de l’évolution, lequel peut légitimement conduire à son dépassement, selon dit-il les desseins de Gaia (la Terre personnifiée comme organisme vivant). L’esprit peut en effet apparaître à tous les niveaux de la matière.

Au delà, Gray remet en cause jusqu’à l’idée de conscience et de rationalité, et conséquemment celle de morale. Notre liberté doit être selon lui comme celle d’un animal ou d’une machine, qui ne sait pas ce qu’il fait. Notre foi dans la possibilité de transformer le monde est par exemple un moyen illusoire de fuir notre mortalité : l’action nous donne un sentiment de notre propre existence. Aucune autre culture n’a été si obsédée par le travail et braquée contre l’oisiveté. C’est le mythe de Sisyphe ; ou la transposition dans l’action pratique du rêve illusoire des mystiques. Les animaux eux résolvent ce problème en ne vivant pas dans le temps. Il faut donc rejeter l’idée que le but de l’homme est l’action ; dans la conception ancienne, c’était plutôt la contemplation : il s’agissait de voir les choses comme elles sont. Mais pour lui la vraie contemplation n’est pas l’immobilité des mystiques, mais un abandon volontaire à des moments qui ne reviendront jamais. En conclusion, il faut vivre sans avoir un objectif dans la vie. Leçons à en tirer De notre point de vue la position de Gray est claire : parmi les grandes doctrines il y a le christianisme et le reste. Les autres solutions religieuses (le bouddhisme par exemple) sont intermédiaires. Et surtout les grandes récits laïques, notamment celui du progrès, sont des variantes sécularisées du christianisme. Certes Gray est radicalement incroyant. Mais comme on voit, la position laïque apparaît ici comme une sorte de mi-chemin irrationnel : il est plus rationnel de croire dans un avenir rationnel et radieux parce qu’on croit en Dieu, et notamment dans un autre monde, que de croire dans un monde futur idéal purement séculier et contraire à toute notre expérience. Reprenant à son compte les conclusions de la science, perçue dans un sens critique corrosif, il en déduit une vision strictement matérialiste de l’homme. Croisée avec le relativisme ambiant, cela détruit toute signification à la notion même de but, de finalité et donc de bien ou de beau. Notons en même temps son inconséquence : s’il en était ainsi, on pourrait au fond croire n’importe quoi. Mais il y a chez lui une idée normative sous-jacente typique d’une certaine pensée écologique et qui pointe dans l’allusion à Gaia : il existe un équilibre suprême, qui dépasse infiniment l’homme, mais il est naturaliste, et l’homme comme tel lui est indifférent. Il est donc en quelque sorte légitime que l’homme, coupable de ses excès, soit puni. Mais non pas comme dans la foi, parce que c’est un moyen de s’ouvrir à la sollicitude infiniment aimante de Dieu. Ici on élimine une vermine. Mais en même temps, pourquoi ces tons de procureur et ces jugements, s’il n’y a pas de morale ?

Surtout, prenons conscience par contraste avec cet exemple extrême, de la signification ultime de la foi. Par opposition aux conséquences extrêmes du nihilisme matérialiste, elle apparaît comme une sorte d’arche de Noé : mêmes s’il n’y avait pas d’autre motif de croire, qui ne ferait le pari pascalien de la rejoindre, plutôt que de subir l’existence terrifiante que propose le matérialisme, une fois débarbouillé des oripeaux scientistes ? Et qui n’est pas alors conduit à remonter le raisonnement et à conclure : si je veux garder quoi que ce soit qui ait un sens, ne faut-il pas prendre à rebours tous ces raisonnements sans issue, et restaurer le langage, l’esprit, la volonté, la conscience etc. ? Mais alros comment le faire sans une immense affirmation positive ? Et donc la foi. Une fois de plus et plus que jamais, foi et raison apparaissent comme les meilleurs complices du monde…Et l’écologie dans tout cela ? Eh bien la leçon est claire : l’écologie sera subordonnée à la nature spirituelle de l’homme ou ne sera pas. Une écologie non spirituelle est un bagne, ou une jungle.

Mai 2007

(Publié initialement dans Liberté politique)

Pour en lire plus voir notre L’Economie et le christianisme


















































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