Derniers commentaires


Accueil > FINANCE > La justice des échanges, le juste prix

La justice des échanges, le juste prix


dimanche 2 octobre 2022









Envoyer à un ami - Imprimer


Il y a des transactions et des marchés, et leur rôle est très important dans le fonctionnement de l’économie. Quand peut-on dire que leur opération est satisfaisante, dans leur domaine ? La question est bien sûr d’abord celle du bon fonctionnement du marché. Je l’ai évoqué dans d’autres ouvrages pour le cas des marchés financiers. Des analyses analogues seraient nécessaires pour d’autres marchés. Mais il y a au moins un facteur commun à tous les marchés, qui est le juste prix. Le prix est une des dimensions essentielles de tout marché ; en fait il est au centre même de l’idée de marché, car par lui se transmet une part importante et par bien des côtés décisive de l’information économique qu’il fournit. Mais de son côté, le concept de justice est au centre de l’échange au sens large : elle signale que l’échange s’est fait dans des conditions respectant chacune des parties prenantes et ses droits. Dès lors, qui dit justice dans les transactions dit d’abord juste prix. Notons que cette notion dépasse ici celle qu’on peut trouver dans la théorie économique, car elle inclut un jugement d’ordre moral sur la pertinence de ce prix pour un échange qu’on pourra ainsi juger équitable.

Rappelons à nouveau qu’il y a deux grands types de justice : la commutative et la distributive : nous les avons déjà évoquées dans d’autres articles. C’est la première qui nous intéresse ici ; elle vise les rapports d’une personne à une autre et régit les échanges, en comparant les choses échangées. Ces questions ont fait l’objet d’une littérature abondante chez les scolastiques à partir du XIIIe siècle, qui ont les véritables fondateurs de la science économique, à ceci près qu’ils l’inséraient dans un cadre moral, celui de la recherche du bien commun. Ils sont en même temps les derniers à l’avoir fait aussi systématiquement, et d’ailleurs ils sont les seuls à avoir étudié aussi à fond la question du juste prix : d’où l’intérêt de les écouter. J’ai évoqué la question plus en détails dans mon livre Finance : un regard chrétien ; j’en reprendrai les points essentiels, car ils sont d’actualité.

Une source inattendue : les scolastiques

On trouve déjà cette analyse chez Thomas d’Aquin. Analysant le marché dans une perspective morale, il part du principe de base qu’on ne peut moralement pas vendre quelque chose plus que cela ne vaut, car on ne doit pas faire à quelqu’un ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fasse ; or personne ne veut payer quelque chose plus que cela ne vaut. L’idée est que l’acte commercial est effectué pour l’utilité commune des deux parties, et la justice exclut que l’une y trouve moins son compte que l’autre. Mais quel est ce juste prix ? Très caractéristique est la réponse que fait Thomas dans l’hypothèse de celui qui transporte du blé pour le vendre dans une région qui en manque : il va pouvoir le vendre plus cher que chez lui. Doit-il le dire ? Thomas explique que le marchand n’est pas tenu d’informer ses clients de cette éventualité : il n’est en effet tenu en justice que de prendre le prix ‘qu’il trouve’ sur place, qui est la valeur de ce bien localement. Le prix dépend donc des conditions locales ; le juste prix n’a donc rien d’abstrait. C’est le prix d’équilibre localement constaté dans un endroit et à un moment donnés, fonction des caractéristiques locales du marché, qui dépend notamment de l’offre et de la demande, comme on le voit dans l’exemple du blé. Il ajoute que le prix d’un bien ne se réfère pas à sa nature, mais à la mesure dans laquelle il satisfait les besoins de l’homme. Et si l’utilité est en ce sens ‘subjective’, la valeur le sera aussi. Et donc le prix mouvant et variable.

Pour la scolastique, ce qui compte comme prix de référence, c’est l’estimation commune, qui se traduit par ce que nous appellerions un prix de marché, qui ne suppose pas une compétition parfaite, mais au minimum d’être raisonnablement ouvert à tous. Nombre d’auteurs considèrent en outre qu’il est arbitraire et injuste que le pouvoir politique veuille changer cet état de fait. Il est par exemple normal que le prix soit haut en cas de disette et bas en cas d’abondance. La question de l’aide à apporter aux pauvres est une autre question : on doit aider les pauvres, bien sûr, mais pas en frustrant les vendeurs de leurs droits. Achat et vente doivent en outre être libres, car chacun est responsable de sa propriété. La transaction est invalide en cas de violence, de fraude ou d’ignorance - y compris cette forme de violence qu’est l’intensité du besoin (indigentia) , car la liberté était présumée altérée si le besoin est trop fort. Mais si toute contrainte est exclue, comment intégrer le rôle du besoin ? La piste principale suivie était de favoriser le caractère collectif du besoin et son expression publique, et donc le marché public ouvert, s’il fonctionne normalement.

Tout ceci résulte en fait de raisons pratiques, incontournables en économie décentralisée. Personne n’y est tenu de faire une transaction : si on achète ou on vend, c’est qu’on a convenance à acheter (demande) ou à vendre (offre), telle quantité de tel produit à tel prix ; ce prix doit donc par construction être compatible avec l’offre et avec la demande, compris de façon générale – sauf à frustrer ou voler les uns ou les autres. D’un point de vue moral, de même que personne n’a intérêt à vendre à un prix plus bas qu’une offre disponible, personne n’a le droit de vendre plus cher que ce qu’on trouve par ailleurs. En d’autres termes, il est injuste de vendre à un prix supérieur à celui que quelqu’un peut trouver ailleurs, donc de vendre hors du marché (sauf motif particulier). Et donc la confrontation générale, dans un lieu donné et à un moment donné, sous réserve qu’il s’agisse de personnes de bonne foi, cherchant la justice, sans manipulation, est en justice la meilleure référence collective. Les marchés réels sont souvent éloignés de ce schéma ? Certes, mais cela ne retire pas sa valeur au principe. Mutatis mutandis, cette conception me paraît garder toute sa valeur.

Une critique de cette conception

Cette analyse a été critiquée. Par exemple Michael Wittmer (Is a Just Price Enough ? dans la revue Markets and Morality en 2017) part de la notion selon laquelle un juste prix est ce qui est agréé librement entre un acheteur et un vendeur. Comme les scolastiques, il admet que cela pose un problème si l’un des deux est en situation d’infériorité, par manque de connaissance ou de pouvoir. L’auteur critique alors saint Thomas. En effet, dans l’article 2, Thomas dit qu’on ne doit pas tirer avantage de l’ignorance du vendeur mais, selon notre auteur, il n’est ensuite pas cohérent avec cette position quand, dans l’article 3, il ne demande pas qu’on donne l’information à l’acheteur que de nouveaux marchands vont arriver avec du produit (ce qui ferait baisser les prix), car il s’agit d’un événement futur (donc aléatoire), et le prix n’a pas encore changé. Notre auteur conteste cette analyse et propose d’ajouter à sa définition initiale : il y a juste prix si la transaction est libre, et que chacun veut faire à l’autre ce qu’il voudrait qu’on lui fasse ; il faudrait donc centrer notre attention sur l’intérêt de l’autre.

Il semble que cet auteur confonde deux cas : celui où la transaction est bilatérale, et celui où il y a un vrai marché. Dans le premier cas, l’indétermination est totale, et donc le souci d’équité prend une importance centrale. Mais l’exemple cité se situe dans le cadre d’un vrai marché, et pour Thomas, on ne peut demander au vendeur de vendre à un prix différent de celui de l’endroit où il se trouve. S’il veut donc faire preuve de plus de vertu, c’est à tout le marché qu’il devrait annoncer cette arrivée de marchands. Il peut le faire ; cela dit, le prix qui en résultera ne sera toujours pas un prix réel basé sur des faits, mais l’évaluation par les participants au marché de la probabilité de cette information, et de la quantité en cause, ce qui reste aléatoire. De plus, si les transactions se font sur des informations non vérifiables, la place est faite aux rumeurs et aux manipulations. On comprend dès lors qu’il soit raisonnable d’en rester aux transactions réelles. En outre et surtout, notre auteur plaque deux niveaux de relations interhumaines l’un sur l’autre, que Thomas distingue : celui de la simple moralité, et celui de la pleine vertu. On peut à mon sens analyser la position de Thomas comme suit : les relations humaines, surtout entre étrangers, sont complexes et leurs arrière-plans pas toujours faciles à peser ; la moralité de ces rapports doit reposer sur des règles simples et objectives, conformes à la logique de ces rapports. Aller au-delà est certes vertueux, mais comme il n’y a sans doute pas réciprocité, c’est un don gratuit qui est alors fait, louable, mais non exigible en stricte justice.

Le juste prix aujourd’hui

Quelles conclusions en tirer aujourd’hui ? La question des prix est centrale dans le fonctionnement d’une l’économie de marché. Mais on ne peut pas se contenter de dire que le prix résulte du jeu du marché ; il faut regarder comment ce marché fonctionne. Et, on l’a dit, son résultat dépend tout d’abord des priorités des participants, qui sont tenus moralement à la recherche de la justice, donc à la recherche du juste prix. On peut voir sur ce sujet un document sur le juste prix de la Commission Ethique financière des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens EDC (dans les Cahiers des EDC - janvier 2012).

Plus précisément, et comme je le notais dans mon livre La finance peut-elle être au service de l’homme ? « la formation des prix est différente suivant qu’il s’agit d’une négociation entre deux acteurs ou de la confrontation des offres et des demandes sur un marché large permettant la rencontre de nombreux acteurs. Ce dernier, le marché ouvert, permet à chacun de proposer ou de demander librement les quantités et les prix qu’il souhaite, et fixe en résultante un prix d’équilibre satisfaisant le maximum de ces demandes. Ce prix d’équilibre maximise alors la satisfaction de chaque partie : en effet, aucune des deux parties ne peut améliorer ce qu’il tire de la transaction sans léser une contrepartie. Ce prix est également juste parce qu’il assure un traitement égal pour tous les opérateurs sans préjuger de leurs différences de situation et de moyens. […] Les prix fixés par décision d’autorité, sauf à se baser sur des références de marché, n’assurent a priori pas cet équilibre entre offre et demande et conduisent donc à des déséquilibres, par nature défavorables à l’une des parties. De ce fait, les considérations de justice sociale, distributive, ne sont pas une raison pour casser le ‘baromètre’ et fausser le prix, et donc pour remettre en cause le socle de la justice commutative, celle des échanges. Dit autrement, il faut que la recherche du prix d’équilibre joue son rôle avant toute correction éventuelle des injustices distributives ou sociales qui peuvent apparaître. »

« Les conditions de fonctionnement du marché, notamment sa transparence, son ouverture, l’accès égal à l’information, l’absence de fraude, sont évidemment déterminantes pour l’efficience et la justesse du prix. Ce qui suppose en général que ce marché fonctionne selon des règles, fixées en général par une autorité. Mais cela suppose aussi un juste comportement des acteurs, qui, à l’intérieur de ces règles peuvent ou non en ‘abuser’. D’où à nouveau l’importance de valeurs comme la diligence, la loyauté et l’équité dans le respect des intérêts de tous et de l’intégrité du marché. Et notamment l’idée que le bon fonctionnement du marché est dans l’intérêt de tous et que le prix qui en résulte doit pouvoir être effectivement considéré comme juste. L’objectif constant doit être pour chacun que ce processus puisse être justifié vis-à-vis des contreparties, des régulateurs et de la communauté. La recherche de règles équitables, et le respect de la position et des justes intérêts de l’autre doivent être des préoccupations morales essentielles. »

« S’agissant des marchés imparfaits, a fortiori bilatéraux, les mêmes considérations valent, mais devraient impliquer une vigilance morale particulière. Ne parlons pas des positions de monopole ou d’oligopoles et des abus correspondants, du dumping etc. : ils sont reconnus en général comme nocifs et réprimés par le droit, même si la pratique n’est pas simple. Dans le cas général de marchés imparfaits, l’absence de référence objective claire laisse une marge à la négociation, qui n’est pas en soi illégitime. Reste à savoir se contrôler assez pour ne pas en abuser au détriment de l’autre, […] ce qui en général devrait conduire à une tarification assez proche des coûts de production, plus un juste profit. Par ailleurs, s’il y a abus dans la conduite de la négociation, il est fréquent que des ‘cordes de rappel’, dans le temps, les fassent payer cher, directement ou indirectement. Mais cela suppose une forme de permanence de la relation. Parmi les signaux d’une négociation potentiellement déséquilibrée, on peut noter : des marges très élevées, le fait qu’on ne ferait pas l’affaire si on était dans la position de l’autre, le fait que la transaction a peu de chances de se renouveler, la position de faiblesse de l’autre, l’absence de tout prolongement ultérieur, et toutes les autres imperfections du marché […] Il est clair aussi que le maximum de transparence est en général un facteur positif pour améliorer l’équité du résultat. »

Les effets de monopole

Reste enfin le cas très fréquent de la capacité de nombreuses firmes de fixer unilatéralement leurs prix, en dehors même des monopoles classiques. Une des dérives de la société de consommation est qu’il est de l’intérêt des firmes dominantes de différencier leurs produits et de créer des effets de marque, plus que de produire mieux. Sans parler de la propriété intellectuelle et ses abus, qui se traduisent directement par des rentes, et donc par des prix abusifs. Non seulement il n’y a alors pas de valeur ajoutée véritable, mais on s’éloigne totalement de la théorie économique des manuels, qui suppose des produits standards et une compétition. Et donc les prix pratiqués perdent leur justification. Le marketing y joue souvent un rôle déterminant, ce dont les produits dits de luxe sont un exemple caractéristique, avec l’usage immodéré de la marque. Or si dans certains cas la marque a un rôle réel pour informer le client de la qualité d’un produit, ce qui est utile lorsqu’il ne peut pas la vérifier lors de l’achat, dans une grande majorité des cas c’est une forme de manipulation, notamment du snobisme ou des modes, permettant d’extraire un prix parfois massivement plus élevé. On finit alors par entrer moralement dans la zone du vol. On l’a vu aussi dans le cas des produits pharmaceutiques, notamment dans des pays où leur prix est libre comme aux Etats-Unis. Un médicament indispensable produit par une seule firme peut facilement devenir un monopole, vendu à des prix exorbitants (même en tenant compte du coût de la recherche), et source de graves injustices. Ajoutons enfin un cas nouveau mais extrêmement important pour notre vie collective, celui des GAFAM, les nouveaux monopoles. Car s’ils ont pu être en compétition à leurs débuts, ils sont devenus chacun dans son secteur l’équivalent d’un monopole naturel, comme les chemins de fer au XIXe siècle, avec un poids politique encore supérieur. Même si leur facturation est originale, puisqu’en général le prix est payé indirectement (en publicité notamment, donc par orientation de la demande). Il est stupéfiant que cette question ne fasse pas l’objet d’un débat collectif plus intense.

En cas de superprofits, excessifs, certains proposent une taxation croissante des bénéfices. Je prendrais pour ma part la question différemment : une rentabilité élevée peut être le signe qu’il y a quelque chose d’unilatéral et de globalement nocif, mais ce peut être aussi une situation de rente, momentanée ou non, qui peut avoir un certain sens si le bien concerné est rare ; ce peut être aussi le résultat d’une innovation à succès, ou bien d’autres raisons. Quand elle persiste, elle mérite un regard particulier des pouvoirs publics (au sens large) pour chasser les cas de rente abusive, de monopole ou d’exploitation. Mais la taxation ne fait pas disparaître de telles situations. Elle ne répond donc en général pas à la question. C’est en intervenant directement sur la structure du marché, voire sur les entreprises concernées, qu’on peut opérer de façon appropriée.

Extension du concept

Ces analyses me paraissent devoir être étendues à la considération générale du rôle du système des prix dans la société. Dans une économie décentralisée, il est essentiel : c’est par lui que sont agrégées aussi efficacement que possible toutes les indications disponibles sur le jeu de la rareté, des conditions de production, des priorités ou des désirs des personnes. Il s’en déduit que la qualité de ces mécanismes est un enjeu collectif majeur. Mais du coup la réflexion doit aller plus loin.

Savoir si une activité est réellement productive, au sens d’un apport réel à la société est une question essentielle. Et pour cela la détermination de prix équitables s’avère un enjeu majeur. Mariana Mazzucato (dans The Value of Everything - Making and Taking in the Global Economy), propose ici une réflexion sur la création de valeur, de vraie valeur. Dans l’économie dominante, on considère que du moment que les transactions se font sur ce qu’on appelle un marché (au sens large, c’est-à-dire par des transactions ‘libres’), elles donnent une vraie indication de prix, et par là de valeur. Mais dit-elle, bien souvent en réalité cette valeur a été le fruit de l’action collective de la société et, dans celle-ci le rôle du secteur public a été important voire décisif ; mais il est peu ou pas rémunéré, et donc pas pris en compte dans les estimations collectives. Par ailleurs dans bien des cas les prix résultent d’un comportement prédateur, exploitant un rapport de force et visant à créer un effet de rente purement parasitaire. En outre, la valeur ainsi déterminée est attribuée en compatibilité nationale à celui qui perçoit ce prix. Ce qui a une influence sur les comportements collectifs, dévalorisant le rôle des autres acteurs, gonflant l’apport des secteurs concernés et donnant des indications fausses aux décideurs.

La limite de son raisonnement est qu’elle en déduit une remise en cause des marchés, plus qu’une réflexion sur la formation des prix et plus précisément sur le juste prix. Or il est clair que l’utilisation du prix comme mesure de la satisfaction de besoins suppose que le prix soit juste et notamment que le marché fonctionne convenablement. Comme exemple de ces marchés déformés par un comportement prédateur, elle donne celui de la finance, qui a vu sa part dans la valeur ajoutée constatée doubler par rapport à la période avant 1970. Mais aussi l’industrie pharmaceutique, qui tire des profits énormes, parfois bien supérieurs à son effort de recherche, avec l’argument fallacieux que le besoin du client est très fort et le coût alternatif (l’absence de soin) très élevé. Mais comme on l’a vu, déjà les scolastiques soulignaient que l’intensité du besoin de l’acheteur ne justifie pas que le vendeur monte ses prix de façon démesurée, surtout si ce besoin est vital et si le vendeur est en position monopoliste, cas de bien des spécialités pharmaceutiques. En d’autres termes le prix n’est alors pas un juste prix.

Il reste bien sûr que même si le prix est un juste prix, il ne s’ensuit pas que l’activité concernée apporte une réelle valeur dans une perspective éthique. La pornographie par exemple pourrait être facturée de façon correcte, et même (en théorie au moins) voir ses acteurs bien payés et bien traités, sans que cette activité devienne une activité collectivement bénéfique. Dans la perspective d’une révision de la comptabilité nationale comportant une appréciation sur l’apport au bien commun (ou d’une lecture différente de cette comptabilité), on serait conduits non seulement à revoir la part du secteur public (en plus et en moins), et à inclure les activités non rémunérées (dont je parle par ailleurs) ; mais on pourrait avoir à opérer un tri entre activités tolérées mais peu ou pas bénéfiques, et activités réellement productives. Vaste programme, qui sort du champ de l’économie pure mais aurait en sens pour la réflexion collective.

Mary Hirschfeld (dans Aquinas and the Market) nous rappelle de son côté le principe thomiste que nos échanges doivent être justes. Se concentrer sur le juste prix a entre autres à ses yeux l’avantage de nous détourner de l’objectif de maximalisation de notre résultat monétaire, et nous permet de prendre conscience du service qui nous est rendu par les personnes concernées, et que nous pouvons leur rendre. Thomas souligne justement l’importance du travail comme service rendu aux autres et à la société. Dès lors le producteur ne doit pas confondre l’aspect monétaire de ses ventes avec le service qu’il rend. Cela conduit sinon aux excès de la publicité et du marketing, qui veulent nous convaincre d’acheter le maximum de biens, même inutiles. Côté acheteur, le souci du juste prix, dit-elle en outre, suppose une référence au niveau de vie de celui qui a fabriqué le produit : je dois avoir le souci qu’il puisse mener une vie décente. Et si je suis moi-même au large, je dois d’autant plus payer un prix approprié.

Par ailleurs, si je suis vendeur et que je cherche à déterminer un prix d’offre pour un produit donné, je vais naturellement tenir compte des prix existants, et notamment des prix des produits et services entrant dans la détermination du prix à fixer. Mais ces prix reflètent eux-mêmes une réalité complexe, pas nécessairement vertueuse. Par exemple, ce peut être des prix maintenus très bas parce que ceux qui produisent ces biens sont sous-payés. L’exemple éventuel des producteurs de matières premières vient immédiatement à l’esprit ; mais ce peut être vrai de tout fournisseur qui est faible par rapport à l’acheteur (agriculteurs, PME). Bien sûr, cas par cas, il peut être juste d’acheter les produits de pays en développement, car ils ont aussi droit à vendre leurs productions ; et il est possible de considérer que le prix là-bas puisse être légitimement plus bas sans que cela soit injuste (cas de produits manufacturés, si les ouvriers ont un salaire qui localement est correct). Mais il se peut aussi que l’analyse me montre que le prix qu’on m’offre est effectivement anormalement bas, ce qui veut dire qu’il incorpore une injustice envers quelqu’un. L’analyse menée dans l’esprit du juste prix peut conduire alors à ne pas acheter, éventuellement à dénoncer l’injustice. La conséquence en est qu’on ne saurait se contenter de noter les prix sur un marché pour se déterminer ensuite. Idéalement, il faudrait se livrer à une véritable analyse des conditions d’établissement du prix de ce qu’on achète, tout comme on se préoccupe de son impact sur l’environnement. Naturellement il faut être réaliste : c’est hors de portée de la plupart des gens ou même des entreprises prises individuellement. Mais c’est possible dans une certaine mesure dans la société. Soit sous forme associative, soit comme service payant, comme on le voit déjà ici ou là : des analyses peuvent alors être élaborées qui guident les acheteurs, non seulement sur la qualité des produits, mais sur leurs conditions de fabrication et de tarification.

La prise en compte des externalités

Une telle considération s’étend à un sujet familier en économie, et déjà évoqué, qu’on appelle les externalités : au sens large, cela vise tout impact positif ou négatif non pris en compte dans la comptabilité, souvent négatif comme la pollution et plus généralement toute action négative sur l’environnement. Mais ce peut être un effet positif, comme dans le cas d’une innovation bénéfique ensuite copiée ou disséminée. Il y a collectivement un intérêt majeur à ce que ces externalités soient réintégrées dans les comptes, c’est-à-dire impactent les résultats des entreprises, et le prix payé par le consommateur, dans la mesure évidemment où c’est réaliste. Car c’est très exactement le rôle des prix en économie : transmettre une information avec un impact concret et matériel. Une telle réintégration n’est pas praticable partout, soit parce que l’impact n’est pas quantifiable (ou qu’on n’a pas de méthode fiable), soit que cela pose des problèmes politiques (la mesure n’est pas comprise et admise soit par les producteurs soit par les consommateurs, car elle conduit à des variations fortes de prix) ou des questions de concurrence, notamment internationale.

Plus précisément, s’agissant de la mesure possible de ces réalités, il faut distinguer trois niveaux : ce qui peut être intégré comptablement ; ce qui est quantifiable mais non comptable ; et ce qui n’est pas quantifiable. Dans le deuxième niveau, une catégorie particulière est celle du calcul extra-comptable mais monétaire : on chiffre un impact (notamment sur l’économie, les clients ou les fournisseurs, l’activité en général) mais il n’a pas vocation à entrer dans la comptabilité. C’est ainsi qu’une banque en particulier (qui a gardé à cette date confidentiel le calcul) évalue l’impact de son activité de financement à travers ses clients : négatif si elle finance par exemple des activités carbonées, positif si cela crée des emplois. Mais cela reste distinct et séparé de son compte de résultat.

Ces trois catégories sont importantes, et on aurait grand tort de se limiter au comptable ou au quantifiable. Mais naturellement s’ils sont intégrés comptablement l’impact est direct et incontournable. C’est sans doute dans le champ de l’écologie que c’est le plus praticable, car il est largement quantifiable comptablement, et on peut jouer sur les prix par une facturation de type carbone, ou par des taxes ou amendes. La fixation d’un prix peut se faire soit par fixation administrative du prix ; soit si c’est possible, plutôt par un marché. Non par idéologie de marché, mais parce que cela reflète mieux la réalité des priorités des acteurs, ce qui permet de mieux les influencer. Ce qui suppose évidemment qu’il soit bien organisé. Dans tous ces cas la recherche du juste prix doit conduire à intégrer résolument ces externalités dans les prix et par là dans les comptes, sous réserve des limites ci-dessus – techniques, politiques ou concurrentielles, mais qui ne sont que des limites de fait, si possible provisoires.


















































pierredelauzun.com © Tous droits réservés
Besoin de réaliser votre site internet ? - Conception & réalisation du site : WIFIGENIE.NET