jeudi 21 décembre 2023
Toute personne a deux responsabilités majeures à assurer dans la société : son rôle professionnel, et sa vie familiale. Celle-ci est tout aussi décisive que l’autre, car par elle la société se renouvelle et assure la formation des générations futures. Abordée traditionnellement sous le seul angle de la natalité, cette exigence est donc bien plus large. Or la gestion simultanée de ces deux responsabilités n’est pas simple, notamment pour les femmes. Il faut donc y travailler en priorité.
Mais notre société ne raisonne pas ainsi. Culturellement individualiste, elle laisse les individus se débrouiller et gérer leurs contraintes plus ou moins contradictoires, avec finalement peu de soutien et de reconnaissance - hors certaines prestations.
Il faut donc renverser les priorités : ce que chacun fait pour sa famille est aussi important pour la société que le travail accompli à l’extérieur, et doit être pris en compte et soutenu comme tel.
Le dilemme des jeunes entre famille et profession
Le dilemme entre famille et vie professionnelle est en soi simple. L’âge idéal pour fonder une famille et s’en occuper au moment où les enfants demandent le plus de soin est entre 20 et 40 ans, plus particulièrement entre 25 et 35. Or l’organisation de notre vie professionnelle fait de ces mêmes périodes celles où se joue une étape essentielle pour la poursuite d’une carrière. Et rien ne prend en compte ce dilemme. Résultat : une majorité des gens reporte l’âge de formation de la famille, et bien souvent en réduit la taille. Le même dilemme se poursuit, à un moindre degré, pour les parents, jusqu’à la cinquantaine, lorsque les enfants arrivent à la sortie de l’adolescence.
Or nous sommes dans une société de compétition intense, où tout retard pris peut s’avérer irrattrapable ; ce qui exacerbe les dilemmes précédents. Comme le dit Ulrich Beck : « le marché du travail exige la mobilité sans tenir compte des situations personnelles. Le couple et la famille exigent le contraire. […] Le sujet du marché est l’individu seul, débarrassé de tout ‘handicap’ relationnel, conjugal ou familial ». L’investissement que demande la profession peut devenir exigeant, absorbant toutes les ressources utiles. Dans ce combat, c’est la famille qui part perdante, tant les personnes concernées que leurs enfants, et en définitive nous tous.
En outre, la difficulté se présente avec beaucoup plus de force dans le cas des jeunes femmes, qui ont en général par goût et par nature une implication bien plus grande dans la naissance et l’éducation des jeunes enfants (voir ici mon article précédent Sur la condition de la femme dans la société actuelle www.pierredelauzun.com/Condition-de...). Elles sont donc d’autant plus tiraillées entre les aspirations contradictoires de la vie familiale et de la vie professionnelle, et on ne peut que les frustrer en ne les prenant pas sérieusement en compte tous les deux. L’idée que la solution est dans un partage plus grand des tâches avec les pères est en partie trompeuse : ce peut être un élément de progrès possible, mais pas la solution, car les deux sexes sont réellement différents, et légitimement.
Certaines peuvent avoir une préférence nette pour l’un des deux ; bien souvent, ce sera alors plutôt pour la famille. Dans ce cas, il n’est ni juste ni bénéfique que cela les pénalise tant dans leur insertion sociale que par la suite dans la reprise d’une profession, si elles le souhaitent. Dit autrement, il est naturel et inévitable que deux modèles coexistent, souvent successivement : celles qui veulent passer un temps important et éventuellement exclusif dans la vie familiale ; et celles qui tout en prenant en charge leurs enfants, veulent une vie professionnelle active. Il est irréaliste et contreproductif de ne promouvoir qu’un seul modèle.
Que faire
La conciliation entre vie familiale et vie professionnelle fait l’objet d’une littérature très abondante. Mais la perspective adoptée dans cette littérature est largement celle d’une conciliation au niveau personnel entre deux désirs légitimes. Ce qu’elle est bien sûr, mais elle est beaucoup plus encore : c’est en effet une exigence collective majeure. Et donc il est vital que la société s’organise autrement. En priorité, pour permettre aux jeunes entre 25 et 35 ans, notamment les jeunes femmes, de fonder leur famille dans des conditions convenables, tout en assurant les débuts de leur vie professionnelle. Ensuite, que ceux qui assument complètement la dimension familiale ne soient pas pénalisés par la suite. De même ceux qui, entre 35 et 50 ans, s’occupent activement de leurs enfants.
Comment ? Cela vise trois niveaux : les personnes, les employeurs, et les pouvoirs publics. On ne peut qu’en évoquer ici les grands axes, en se concentrant sur les employeurs et la société.
Les enquêtes montrent qu’une proportion appréciable des pères et surtout des mères ont des difficultés à concilier leurs responsabilités professionnelles et familiales, tant pratiquement que psychologiquement (stress accru), et qu’ils jugent le soutien des employeurs insuffisant. Les employeurs doivent donc complétement intégrer deux idées. L’une, qu’il est normal et naturel que des parents, notamment des mères, aient besoin de dispositifs adaptés, d’horaires de travail, de temps partiel, de crèches sur place ou de temps pour y avoir accès, ainsi que de charge de travail et de travail à distance adapté, voire d’aide financière etc. Quand on veut, on trouve des solutions pour s’organiser.
L’autre idée est qu’il est stupide de ne vouloir que des carrières linéaires à plein temps. Une personne douée qui n’a eu à 35 ans qu’une expérience professionnelle faible peut parfaitement être très vite tout aussi productive qu’une autre. Dur pour les entreprises ? Mais elles ont dû dans le passé absorber des évolutions d’une tout autre ampleur, qui apparaissent désormais comme allant de soi (durée du travail, travail pénible, congés, droit du travail etc.). Et bien entendu la société doit y prendre sa part, en fournissant un cadre juridique adapté, incitatif et parfois contraignant, ce qu’elle ne fait que partiellement (congés de naissance et parentaux etc., prestations - crèches etc.).
Cette même société, en outre, doit prendre la pleine mesure de l’importance du travail domestique. Ce travail, dont une part majoritaire est assurée par les femmes (qui ont donc des journées de travail plus longues et plus de stress, si cela se cumule avec une profession) est quantitativement très sous-estimé ; or en réalité il représente, même en fourchette basse d’évaluation, plus de 40 % du PNB (voir mon article Le trou noir de la science économique : la famille www.pierredelauzun.com/Le-trou-noir...). Et il est aussi qualitativement sous-estimé, puisqu’à côté de tâches répétitives, il comporte des éléments essentiels d’harmonie de la vie commune et surtout un rôle vital pour la société, avec l’éducation des enfants. Si donc il peut être réduit par externalisation ou mécanisation de certaines tâches, il ne peut et ne doit pas devenir marginal. Il serait donc normal qu’il soit collectivement considéré comme ce qu’il est, une contribution essentielle à la vie commune. En particulier, les prestations familiales doivent être revues pour prendre en compte ce fait ; en outre cela doit ouvrir de vrais droits à retraite, que la personne ait une activité professionnelle ou pas ; d’autant qu’en régime de répartition, les retraites sont payées par les générations futures, mais encore faut-il qu’elles existent et soient éduquées. De telles transformations sont lourdes, mais l’enjeu en vaut la peine, et ce n’est que justice.
Mais comme on voit, cela n’a de chance de déboucher que si le regard de tous est profondément changé ; en un mot, cela suppose un changement dans la vision commune de ce qu’est une société, essentiellement au profit de la famille, comprise comme une fin en soi, vitale pour la société, et non comme une option de consommation ou un genre de vie personnel.
Paru dans Politique Magazine n. 231 https://politiquemagazine.fr/civili...