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Loi naturelle, Valeurs universelles et diversité des cultures


dimanche 27 septembre 2020









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Constat

Des valeurs universelles, vraiment ? Le constat est bien ambigu. D’un côté on proclame universelles de telles valeurs, comme les déclarations de Droits de l’homme ou la démocratie. Mais de l’autre, pour qui regarde autour de soi, on voit que ce sol glisse de plus en plus sous nos pieds. D’une part cette référence est remise en cause par bien des pays ou cultures, notamment en Asie ou dans le monde islamique, au nom d’une interprétation locale différente ou même par refus pur et simple (les « valeurs asiatiques »). D’autre part, dans leur lieu d’origine même, dans le monde occidental ces références mêmes subissent des mutations profondes, alors même qu’elles sont supposées permanentes. La notion de Droits de l’homme par exemple recouvre aujourd’hui, sur des points comme la famille, des concepts totalement étrangers à la Déclaration universelle de 1948, dont on continue pourtant à se réclamer.

Le christianisme de son côté, qui se reconnaît dans une partie appréciable de la déclaration de 1948, diverge maintenant fortement de l’interprétation dominante, reprise par l’ONU, sur des points importants comme l’avortement ou l’euthanasie. De ce fait, même un texte applaudi médiatiquement comme Laudato Si, avec sa notion d’écologie intégrale comprenant aussi le refus de l’avortement, contradictoire avec la pensée dominante sur ce point et sur d’autres, et on n’en accepte en réalité que la partie écologique au sens étroit. Car il réaffirme l’idée de nature humaine ; or si nos écologistes défendent le respect moral de la nature, ils considèrent de façon incohérente que dès qu’il s’agit de l’homme, il peut se définir comme il l’entend, car il n’y aurait pas de nature humaine.

Il faut donc admettre qu’il y a aujourd’hui une hétérogénéité appréciable et croissante des valeurs, et qu’elle tend à s’accroître. D’un côté, l’affirmation économique et politique des civilisations non occidentales facilite leur expression. De l’autre, l’instabilité du système occidental s’accentue, car il s’adonne à un relativisme de plus en plus débridé. Sa prétention à l’universalité sera donc de plus en plus battue en brèche.

Se pose donc de façon renouvelée la question de la nature et du fondement de toute prétention à l’universalité. En fait la seule réponse cohérente est la loi naturelle ; elle affirme l’existence de valeurs morales universelles, objectives, qui devraient s’imposer à tous par leur vérité même, et cela éventuellement en dehors de toute foi religieuse. C’est celle traditionnellement donnée par l’Eglise catholique. Mais c’est ce que le système dominant récuse. Voyons comment.

Le fondement possible : la loi naturelle

Qui dit Droits de l’homme, et qui leur donne valeur universelle, affirme par-là la possibilité d’aboutir à un consensus sur un ensemble de conclusions : d’une part sur ce qu’est l’homme, et d’autre part sur son bien, et par là sur ce qui est au fond un agir moral, qui peut et doit inspirer la loi. Car que veut dire un droit ? Cela consiste par exemple à revendiquer la liberté d’accomplir tel ou tel acte, plus la possibilité d’exiger des autres humains qu’ils respectent cette liberté, et même d’exiger ce respect devant les tribunaux. Cela n’a pas de sens s’il n’y a pas à la base l’idée que c’est un bien, et donc qu’il y a là un devoir moral qui s’impose à tous. Si on proclame la liberté d’expression, c’est qu’on pense qu’il est bon que tout homme puisse s’exprimer sans contrainte injustifiée, et que le devoir de respecter ce bien s’impose moralement aux autres. Considérer ces droits comme universels revient donc à affirmer qu’il est possible de discerner au moins un noyau de base de telles exigences, qui sont morales.

C’est exactement ce que fait la doctrine de la loi naturelle (où la nature est comprise au sens large, pas au sens matérialiste qui domine aujourd’hui : c’est la nature des choses, ce qu’elles sont ou devraient être). Elle estime en effet possible de discerner une telle morale universelle par la réflexion rationnelle et le débat, sur la base d’une conception de la nature humaine. Si on accepte cette idée de loi naturelle, il est alors possible et logique de fonder les Droits de l’homme sur sa base, comme le fait la Doctrine sociale de l’Eglise. Mais inversement, si on récuse toute notion de loi naturelle, les déclarations de droits courent grand risque d’être posées dans le vide, car on ne voit pas au nom de quoi on exige leur respect de la part des personnes.

L’éclairage chrétien : la Doctrine sociale (DSE) et la loi naturelle

Les papes, notamment Jean-Paul II et Benoît XVI, ont beaucoup insisté sur la référence à la loi naturelle ; ils la voient comme non seulement vraie en soi, mais comme pont possible entre croyants et incroyants, car elle ne suppose pas nécessairement la foi. Cette loi morale se présente comme universelle ; mais cela n’exclut pas une évolution dans le temps, de façon cohérente, par approfondissement. En outre, on admet qu’elle puisse avoir une déclinaison variable dans la loi positive, selon les diversité des situations. Cette universalité de fond est donc compatible avec la diversité des cultures. Rappelons enfin que dans la tradition classique, l’objectivité de la loi morale ne fait pas disparaitre la spécificité du jugement moral sur chaque situation.

Ces points sont rappelés dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise, publiée en 2004. Le point central est qu’il y a, selon ce texte, un lien essentiel entre la liberté, la vérité et la loi naturelle. Car (n° 138) « dans l’exercice de la liberté, l’homme accomplit des actes moralement bons, constructifs de sa personne et de la société, quand il obéit à la vérité, c’est-à-dire quand il ne prétend pas être le créateur et le maître absolu de cette dernière, ainsi que des normes éthiques. En effet, la liberté n’a pas sa source absolue et inconditionnée en elle-même, mais dans l’existence dans laquelle elle se situe et qui, pour elle, constitue à la fois des limites et des possibilités. » Dès lors (140) « l’exercice de la liberté implique la référence à une loi morale naturelle, à caractère universel, qui précède et unit tous les droits et les devoirs. » « Cette loi est appelée naturelle parce que la raison qui la promulgue appartient en propre à la nature humaine. Elle est universelle, s’étend à tous les hommes dans la mesure où elle est établie par la raison ». Elle est donc fondée sur la raison, qui reconnaît par là qu’il y a une vérité objective sur le bien et le mal. Son respect est en outre indispensable à la construction de la société, car (142) « si l’on voile la perception de l’universalité de la loi morale naturelle, il est impossible d’édifier une communion réelle et durable avec l’autre car quand une convergence vers la vérité et le bien fait défaut, de manière responsable ou non, nos actes blessent la communion des personnes, au préjudice de tous. […] Celui qui s’autoproclame mesure unique des choses et de la vérité ne peut pas vivre pacifiquement avec ses semblables et collaborer avec eux. »

Un exemple non-européen : le confucianisme

Mais cette conception n’est-elle pas trop occidentale ? Dans cette forme d’élaboration conceptuelle, oui sans doute ; mais ses idées de base sont plus universelles qu’il n’y paraît au premier abord. J’en veux pour exemple le confucianisme, mais ce n’est pas le seul. Certes on ne peut pas dire qu’il développe explicitement une conception de la loi naturelle ; mais son positionnement et les idées qu’il développe vont très naturellement dans ce sens. Ce n’est donc pas par hasard que Matteo Ricci et ses compagnons le considéraient comme préparation évangélique, justement parce qu’ils le voyaient comme une morale naturelle.

Ses caractéristiques principales sont l’insistance sur le développement personnel, par la voie de la sagesse, d’un homme conçu comme être de relations et qui donc ne peut pleinement se développer qu’en contact avec les autres. Il n’y a pas d’au-delà transcendant explicite, mais la reconnaissance d’une spiritualité, liée à un ‘Ciel’ compris commue régulateur du flux d’ordre, d’harmonie et de créativité qui fait le monde et l’homme, lequel y est totalement immergé. On note en outre l’importance chez Confucius de la notion de ren, sens de l’humain ; le moi est vu comme point de convergence de rapports interpersonnels ; le lien moral est constitutif de tout être humain. C’est un ordre intrinsèque des choses dans lequel il faut se replacer. Affirmer et élever plus haut sa propre humanité prime en outre par rapport à tout autre devoir. Le concept central, celui de Voie du Ciel, vise au fond le comportement demandé de chacun, par et pour l’ordre des choses ; c’est en quelque sorte la vocation de chacun, la recherche de la meilleure conduite à adopter et à laquelle on est spécifiquement appelé. C’est donc à la fois spécifique à chacun (contrairement à une morale de type kantien), ordonnateur de la vie entière, et exigeant en ce qui concerne les attitudes possibles. C’est donc bien une morale objective dans son principe, et fondée sur la réalité des choses ; fondamentalement donc très proche de l’idée de loi naturelle.

L’analyse intellectuelle

Cela dit, même largement présente dans les diverses cultures, la question subsiste du fondement philosophique et rationnel de la loi naturelle. On l’a dit, la Doctrine sociale la considère accessible à tout homme de bonne volonté ; mais c’est sans le démontrer. Les analyses d’Alasdair MacIntyre montrent en revanche la possibilité à notre époque aussi de retrouver par le raisonnement et l’expérience les principes de la loi naturelle.

Chez cet auteur, dont l’influence et l’autorité dans le monde anglosaxon sont considérables, on trouve, tant dans sa propre démarche personnelle que dans ses propositions, un soubassement intellectuel puissant à l’idée que la raison peut retrouver les principes de la loi naturelle. Partant du marxisme, il a dans son premier ouvrage majeur, After Virtue, redécouvert des éléments significatifs de la pensée aristotélicienne, mais en les insérant dans un contexte communautariste et une pluralité de traditions morales. Il a progressivement approfondi cette pensée pour précisément retrouver le rôle central d’une référence universelle, la loi naturelle, dans le cadre de la pensée thomiste. On le voit notamment dans un livre récent sur ce sujet (Lawrence S. Cunningham (dir.), Intractable Disputes about the Natural Law, Notre Dame Indiana, University of Notre Dame Press, 2009), sous forme d’un débat entre lui et d’autres. Certes, MacIntyre y rappelle lucidement que la logique de la loi naturelle devrait conduire à un large accord, mais que c’est le contraire qu’on constate, surtout aujourd’hui ; ce qui, dit-il, est un échec incontestable de la raison pratique. MacIntyre donne plusieurs exemples de ces désaccords : l’avortement ; la morale sexuelle hors procréation ; la question de l’existence d’un juste prix ou d’un juste salaire etc. Mais en même temps, note-t-il, un point de vue peut être rationnellement supérieur sans que pour autant cela garantisse l’assentiment, même de gens intelligents et attentifs.

MacIntyre propose plusieurs démonstrations de la légitimité de la loi naturelle. Dans la première, il se base sur le principe même de l’enquête en commun. Elle implique qu’il y a un bien à reconnaître comme tel, la vérité, comprise comme adéquation de la pensée et de la réalité - sinon aucune enquête commune n’est possible. Mettant ce bien au-dessus des autres, on recherche une cohérence entre les exigences de vérité et les autres biens que nous poursuivons. On note alors que cela implique une forme d’ascétisme intellectuel et moral, et des règles régissant nos rapports mutuels. D’abord, qu’on n’ait pas à craindre de celui avec qui on parle. Donc qu’on ne remette pas en cause la vie, la liberté ou les biens les uns des autres. Ensuite que chacun dise la vérité, ne mente pas, que les engagements soient respectés, et qu’une autorité nous protège des menaces extérieures. Mais, dit-il, nous retrouvons alors les principes de la loi naturelle.

Une autre méthode qu’il propose est comparative : on regarde si l’approche d’une des traditions en présence donne une solution meilleure aux problèmes que rencontre une autre ; alors sa supériorité relative sera claire, et c’est-dit-il le cas de la loi naturelle. Il rappelle plus généralement que la recherche du bien commun exige un débat. Une idée qui diverge de la loi naturelle classique peut être examinée rationnellement et on doit pouvoir donner une réponse universellement valable au cas examiné. Ce qu’il estime pouvoir démontrer dans le cas de l’avortement.

Les limites de cette référence

Comme on sait, dans les faits, cette conception de la loi naturelle est aujourd’hui principalement défendue par l’Eglise catholique. D’où une confusion dans les esprits, car elle est de ce fait perçue comme confessionnelle, malgré des contributions comme celle de MacIntyre. Cela peut résulter de l’insuffisance de l’argumentation proposée. Mais cela provient surtout de la prédominance dans nos sociétés de ce que j’appelle le paradigme de neutralité, relativiste, qui structure notre pensée collective, et conduit à n’admettre comme règle commune que des règles du jeu et un principe d’émancipation individualiste. Un tel cadre de pensée exclut a priori toute démarche du type de la loi naturelle. Elle y voit même une attitude arrogante aboutissant à imposer des vues aux autres – sans voir d’ailleurs que c’est en réalité ce qu’elle fait elle-même avec son propre système.

Comme je l’analysais dans un ouvrage récent ‘Pour un grand retournement politique, Editions du Bien commun, Paris, 2019) « un paradigme, au sens de Kuhn, est ce qui structure la représentation des choses au niveau collectif, conduisant à sélectionner certains modes de pensée et d’expression au détriment d’autres pourtant aussi légitimes a priori. » En l’espèce, « c’est l’idée qu’il n’y a pas de vérité objective en matière morale, politique et sociale, d’où le droit de chacun à se déterminer comme il l’entend. Et qu’il est bon d’émanciper les individus ou les sociétés, ce qui est compris comme la remise en cause des valeurs collectives, des références au vrai et au bien jusque-là reconnues, et des autorités correspondantes. Cet objectif de neutralité émergé au XVIIe siècle, a fait progressivement sentir ses effets jusqu’à culminer dans le relativisme actuel, qu’on appelle maintenant post-moderne, pour qui la seule notion du bien est le droit de chacun à définir comme il l’entend ses valeurs et références dans tous les domaines, sous réserve du droit équivalent du voisin. » Or « une telle attitude est sans précédent dans l’histoire. Tous les systèmes de valeurs antérieurs affichaient une conception ou une autre du bien, fondée en définitive sur une idée de la nature humaine. »

« On ne comprend pas cette idée de neutralité, et le matérialisme qui lui est sous-jacent, si on ne le complète pas par la promesse d’émancipation qu’il contient. Car il ne s’agit pas seulement de proclamer négativement l’absence de référence objective au bien ou à la communauté ; il s’agit de proclamer le droit des individus ou des peuples à s’affranchir de ces règles et références communes pour construire à volonté leur cadre et leur avenir, droit qui est de fait proclamé, paradoxalement, comme une forme de bien ou plutôt comme le seul ‘bien’ collectivement reconnu. » « La légitimité reposera alors à la fois sur ce corpus idéologique et sur les procédures qui définissent les règles du jeu. Les unes et les autres étant changeantes, la légitimité est désormais glissante au gré de ce qu’on perçoit comme le sens de l’histoire. »

« Mais il se révèle aussi plus que jamais une impasse, car la pluralité de fait des morales, valeurs et cultures etc., que cela génère s’avère très difficile à gérer, comme le montrent les turpitudes et limites du système, son incapacité croissante à donner des règles claires pour la vie commune, notamment dans la délimitation des droits réciproques des uns et des autres - par exemple entre la lutte contre la pédophilie ou les autres abus sexuels, et la déferlante pornographique. Et son nihilisme latent est au fond désespérant. D’où son recours sans cesse croissant à des réglementations, dans tous les domaines, et donc à une forme d’étatisation ; mais aussi l’impuissance croissante du politique ». Le niveau extrême est ce relativisme des universités américaines, cette exaltation de la diversité aboutissant à disqualifier un discours tenu par quelqu’un parce qu’il est blanc ou masculin. Mais il est important de rappeler que son origine n’est pas dans une contestation extérieure de la postmodernité, mais dans son exacerbation. Ce que ressent l’individu devient un absolu. Et toute idée d’universalité disparaît. Ou plus exactement il ne reste qu’en affirmation à prétention universelle, qui est au fond procédurale : l’affirmation de règles du jeu social.

La remise en cause de la conception dominante

De ce fait la conception dominante, occidentale, celle qui est doctrine officielle à l’ONU, ne se fonde pas sur une référence commune objective, encore moins stable, par exemple des droits de l’homme ; mais sur des règles du jeu. Mais alors il n’y a pas de limite intellectuelle à la divergence des interprétations, comme à l’évolution dans le temps. La probabilité est donc de divergences croissantes. Le recul de l’universalité ne provient donc pas seulement de l’arrogance occidentale, mais du fond même de sa conception. Mais ce risque de divergence pousse aussi le monde occidental à une tentation moralisante paradoxale, avec en pratique l’imposition idéologique (au moins dans les pays occidentaux) d’un référent politiquement correct. Inversement, la critique de cette conception occidentale ne résulte pas seulement du fait qu’on affirme des valeurs alternatives, mais aussi, voire surtout, de la critique des limites de ce cadre de pensée dominant. Parmi celles-ci, on notera en particulier son absence du sens de la communauté, son refus de reconnaître l’homme comme être de relations inséré dans des communautés, ainsi que sa négation des valeurs morales objectives.

Le dérapage du politiquement correct et les réactions qu’il suscite

Les analyses de Chantal Delsol (Le crépuscule de l’universel, Cerf, 2020) mettent en évidence les effets délétères de l’évolution récente de cette conception. Ces droits, comme les notions de liberté et d’égalité, sont posés comme principes permettant seuls la vie commune de personnes appelées à s’émanciper mais ayant des conceptions différentes. Mais en même temps, ils sont posés, et de plus en plus, comme un idéal ‘moral’, de plus en plus envahissant.

Constatant la multiplicité des Chartes alternatives des Droits, Chantal Delsol oppose alors deux conceptions : d’un côté, l’individu abstrait ainsi défini par sa liberté individuelle ; et de l’autre la « personne inscrite dans groupes d’appartenance, sujet inclus et assujetti des sociétés holistes ». Cette analyse tend à faire un bloc de tous ceux qui critiquent la conception dominante, en regroupant sous le nom de holisme l’idée d’une forme d’ordre impliquant des liens et une solidarité s’imposant à tous dans une société où l’individu doit se fondre. Elle voit déjà dans le nazisme une « première tentative politique » « pour abolir l’esprit moderne et revenir aux sources de la société holiste », récusant l’individualisme et l’universalisme, l’égalité, les Droits de l’homme. Mais elle englobe aussi sous cette étiquette tout un ensemble de conceptions (pourtant radicalement différentes du nazisme), comme les références asiatiques d’inspiration confucéenne, l’Islam ou la Russie actuelle ; elle note même des affinités entre ce holisme et le capitalisme rhénan et l’ordo-libéralisme allemand (ce qui en bonne logique finirait implicitement par viser aussi la Doctrine sociale de l’Eglise). On constate même, dit-elle, un glissement ou une convergence, puisque dit-elle des rangs entiers de la droite conservatrice ou des catholiques occidentaux admirent Poutine. Outre la référence holiste, elle voit aussi dans tout cela l’effet d’une tendance générale récemment émergée à « suivre sa propre voie ». On déconstruit par principe l’universalisme, et on établit des ponts vers Vico, Herder et le romantisme allemand. Ce n’est alors pas un simple relativisme, mais une conception plurielle des civilisations. Ainsi en Asie, de Xi Jinping à Lee Kuan Yew. D’où les ‘valeurs asiatiques’.

Dès lors dit-elle aujourd’hui « le conflit des paradigmes oppose un centre européen de plus en plus mondialiste et individualiste, et des périphéries souffrant de désappartenance, aspirant à des enracinements plus spiritualistes ». L’Occident ne s’en attriste pas, dit-elle : il voit même cela comme un progrès ; de toute façon chez lui il y a « dévalorisation assumée de l’héroïsme et de la grandeur ». Les gens n’y savent plus pour quoi ils accepteraient de mourir ; on y récuse les grands récits et efface les causes sacrificielles. L’Occident a en outre la spécificité de la repentance, qu’on ne voit pas chez les autres : ni chez Erdogan, ni chez Poutine qui réhabilite Staline, ni chez Xi Jinping qui excuse Mao (comme n’ayant fait que de simples erreurs).

La diversité des alternatives

Cette position doit à mon sens être nuancée. Il convient notamment d’éviter de mettre dans le même panier toutes les oppositions à la conception occidentale actuelle, messianique et sans cesse plus intolérante. Car si leur opposition les réunit, ces idées alternatives sont en réalité assez profondément différentes entre elles ; les réunir sous l’étiquette commune du ‘holisme’ est contestable. Nous avons vu l’exemple de la théorie de la loi naturelle, défendue par l’Eglise catholique et thème majeur de la tradition de pensée occidentale antérieurement aux Lumières ; elle se distingue clairement de la conception occidentale actuellement dominante ; mais elle n’a évidemment rien à voir avec des conceptions comme celle de Xi Jinping aujourd’hui, ou a fortiori avec le nazisme, et elle diffère très sensiblement des idées islamistes. Il n’y a donc pas deux pôles possibles, la postmodernité d’un côté, et de l’autre le reste, supposé holiste et non universel. Ce ‘reste’ recouvre en réalité une grande diversité d’approches.

Pour reprendre cet exemple, la pensée classique, centrée autour de la loi naturelle, me paraît être par excellence le pôle alternatif à la modernité ou postmodernité, au sein de la tradition occidentale. Elle se veut non seulement aussi universaliste que la pensée dominante, mais elle mérite ce terme bien plus que celle-ci, qui n’a d’universaliste que sa prétention, et organise en réalité une cacophonie des valeurs, dissolvant la notion même de valeur en la réduisant à des règles du jeu. Mais si on part de cette polarité entre modernité et pensée classique, on va classer de façon très différente les idées en présence. Le nazisme par exemple se révèle alors être un avatar monstrueux de la modernité, exaltant à la fois un prétendu soubassement scientifique, et la volonté de puissance d’un groupe humain particulier : c’est en fait une des formes que peut prendre l’exacerbation de l’affirmation du moi, qui est sous-jacente à la modernité. Et par ailleurs l’idée de « suivre sa propre voie » sans qualification est tout à fait étrangère à la pensée classique.

Il en est de même dans la diversité des voies actuellement explorées ou mises en avant. Il est important de rappeler la variété des cultures sous-jacentes en présence de nos jours, que le développement va conduire à voir s’affirmer de plus en plus. Par exemple, l’Asie (le monde sinisé) hors Chine a eu une réaction au coronavirus bien différente des Occidentaux ; la discipline, le sens de la société et de la communauté y sont bien plus forts ; et on accepte un degré plus élevé d’intrusion. Mais cela ne veut pas dire que la Corée ou le Japon soient purement et simplement holistes, ni n’implique de leur part une renonciation à l’universalité. On l’a vu, la tradition confucéenne peut être ici interrogée sur le plan doctrinal : la personne humaine n’y disparaît pas dans le tout, même si on comprend d’abord l’homme comme être de relations et non de façon individualiste. En revanche, dans la ‘pensée Xi Jinping’, officielle dans la Chine actuelle, la référence au confucianisme apparaît largement rhétorique, appelée au service d’un système hybride combinant en réalité un matérialisme à la fois marxiste et capitaliste (et donc occidental d’origine), et une tradition autoritaire chinoise violente, qui doit bien plus à ceux qu’on appelait dans la Chine ancienne les Légistes qu’à Confucius. En outre, si Xi Jinping insiste sur la spécificité des ‘couleurs’ chinoises de son socialisme, même dans son cas cela n’implique pas en soi renoncement à toute universalité, tant s’en faut : le pays se veut en effet exemplaire au niveau mondial. Il est donc plus totalitaire que holiste, et pas si local que cela.

Par ailleurs, cette Asie chinoise n’est pas la seule : outre le bouddhisme, présent dans la même culture chinoise, les mondes indien et islamique sont tous deux porteurs de références propres, qu’on ne peut pas réduire à un qualificatif global comme ‘holisme’. Ces mondes savent qu’ils ont été de grandes civilisations ; ils ont perdu historiquement beaucoup de terrain par rapport à l’Occident, mais ils sont en pleine remontée sur les plans économique et politique (même si le monde musulman est ici moins convaincant). D’où des évolutions variées.

Celle en cours en Inde tourne autour d’une hindutva centrée sur l’hindouisme : elle est donc indéniablement très particulariste et communautaire. Mais par un paradoxe apparent cet exemple, qui correspond le mieux au schéma particulariste et holiste de Chantal Delsol, est aussi celui du seul grand pays dans cette zone à garder vivante une démocratie à l’occidentale.

L’Islam est un autre exemple caractéristique de cette diversité. Il n’est pas évident que le terme de ‘holisme’ s’applique à lui et que l’individu s’y dissolve dans la communauté : il y a en Islam un sens fort de la communauté islamique (Umma) mais la référence n’est pas dans la communauté, c’est dans le Coran, référence commune. Et surtout il se veut universel et non pas local ; il a même établi une déclaration des droits alternative. On tend en Occident à passer cela sous silence, de façon gênée, considérant qu’une déclaration de droits qui se réfère à une tradition qu’on juge particulière ne peut prétendre être universelle, et ne se situe donc pas au même niveau que les textes occidentaux. Mais cela pose un problème conceptuel majeur : il est en soi logique que si on introduit dans la réflexion un élément non partagé comme le Coran, le résulte diverge. En réalité, le Coran aussi est à prétention universelle ; les musulmans acceptent donc le principe d’une déclaration de droits, mais pour eux elle n’a de sens que complétée et corrigée par la charia. Il y a donc conflit et contradiction entre les deux conceptions, occidentales et islamiques ; dès lors l’une des deux au moins est fausse. Mais ce n’est pas par manque d’universalité ; cela veut dire qu’on n’échappera pas à un choix sur le fond, à la question de la vérité de l’un ou de l’autre, et notamment pas en tentant de recourir à une éthique procédurale à l’occidentale, qui ne donne pas de réponse

Au désir de s’affirmer et de ne plus être à la remorque de l’Occident, s’ajoute en outre dans tous ces cas, comme on l’a dit, une sincère hostilité envers les formes de plus en plus caricaturales que prend la pensée postmoderne occidentale, laquelle risque d’emporter dans le refus la partie pourtant justifiée et universelle de la modernité occidentale. Evidemment, toutes ces affirmations apparaissent particularistes si on les lit à travers le prisme de lecture occidental actuel, et on tend à les récuser en bloc à ce titre. On risque alors de tomber dans le piège d’une dichotomie entre les pays dits vraiment ‘démocratiques’ et les autres. Mais ce n’est pas la seule coupure possible : on l’a dit, l’Islam par exemple est pour ses tenants une proposition universelle, conduisant à une polarité différente, mais tout aussi dichotomique.

Un tel manichéisme, caractérisant les uns et les autres, est fondamentalement différent de la démarche de la pensée classique, celle qui est à l’origine de l’idée de loi naturelle, qu’on voit mal structurant le monde en deux camps opposés, puisqu’elle vise au contraire à dégager une idée morale commune. Un préalable à tout progrès est donc de sortir de ces oppositions binaires et au fond simplistes, mais sans pour autant cesser d’affirmer ce qui apparaît comme de valeur universelle, et la possibilité de telles valeurs universelles. On pourra ne pas être d’accord (ainsi sur l’avortement), mais sans enfermer l’autre dans un schéma (sauf s’il le fait lui-même). Ni relativisme, ni manichéisme, l’enjeu est la mise en évidence, chaque fois que possible, par un travail commun, de ce qui a réellement et objectivement, valeur universelle, parce que relevant du vrai, du beau et du bien. Et pour le reste, de traiter au mieux, dans la respect de principes civilisés et moraux, des êtres qui sont différents de nous et qui ne partagent pas nos vues, ou pas toutes.

D’après mon intervention au Colloque 2020 de l’AIESC (Thème général : Valeurs universelles et valeurs locales/ particulières : complémentarités et confrontations)
















































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