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Sociétés fragmentées et dilemmes politiques


lundi 29 novembre 2021









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Fragmentation et individualisme

Si on cherche une image de la situation réelle de notre pays (mais qui a son pendant ailleurs), profondément fragmentée, une excellente lecture est celle du dernier livre de Jérome Fourquet (La France sous nos yeux, après L’Archipel français). Il met en évidence un double mouvement : de prédominance de la consommation et des services, et de fragmentation des préférences. Ce qui débouche sur une destruction des éléments de communauté à différents niveaux : la consommation est en effet chose individuelle. Même si elle débouche sur des mouvements grégaires, car une foule n’est pas une communauté.

Dans un tel contexte, traditions et communautés peuvent subsister ; mais c’est avec un statut différent : sans créer un effet d’ensemble, en tout cas durable, ce ne sont plus que des options particulières. Même lorsque un système ou une habitude se répandent : le port de jeans par exemple est source d’uniformité mais pas d’identification (contrairement d’ailleurs à ses débuts dans les années 60).

Qu’est-ce que cela signifie pour les différents moyens d’agrégation sociale des volontés ? Le premier effet est logiquement un avantage donné au marché. Sur le marché, je choisis ce que je veux et comme je veux – dans la gamme offerte mais qui est large, et évidemment sous réserve du prix. Le marché permet de traiter l’individualisme, ou de s’en accommoder, car chacun agit seul et obtient un certain résultat. Certes il a des effets collectifs par agrégation, mais cela laisse une marge importante d’autonomie.

Une telle évolution peut aussi et accessoirement jouer en faveur de l’associatif, lui aussi décentralisé et volontaire. Mais en réalité cela favorise plutôt les mouvements collectifs spontanés et peu durables – car l’associatif pour vraiment fonctionner suppose l’engagement, lequel implique une restriction à l’individualisme.

Le dilemme du politique

En revanche la décision publique, qui en définitive s’impose à tous et repose donc sur une forme de coercition, va directement contre cet sorte d’individualisme. Elle ne peut satisfaire que partiellement les désirs individuels pris isolément. Et donc logiquement par ce côté elle laisse insatisfait. C’est a fortiori le cas s’il y a divergence entre les personnes sur leur vision du monde. Et plus encore si on s’identifie avec un groupe minoritaire ou s’il y a polarisation ethnique.

S’y ajoute la pratique croissante du picorage au niveau des idées et ‘valeurs’ et de leur juxtaposition incohérente. Ou des effets de mode, qui rassemblent un temps mais ne sont pas durables. Sur de telles bases, on ne peut rien définir qui soit commun, et donc au niveau de l’idée de communauté. Or la décision politique s’applique à tous et suppose donc cet élément de communauté ; sinon elle apparaît arbitraire à une majorité de gens. Certes, on a en contrepoids la tendance humaine à l’agrégation et même au respect de l’autorité (ou du pouvoir). Mais elle est bien plus faible dans un contexte individualiste.

D’où une inévitable fragmentation politique, et des oppositions plus virulentes entre ceux qui prennent des options différentes. Celui qui est en face nous horripile plus, et sans contrepoids suffisant dans un élément commun. Et c’est plus encore vrai dans le champ politique, car le pouvoir est en jeu, dont je sais que ses décisions vont peser sur moi, que cela me plaise ou pas.

Les opinions peuvent alors rester fragmentées, rendant la synthèse politique difficile ou impossible. Ou alors elles se coalisent en pour ou contre, face à un ennemi commun (effet Trump). On partage intensément les convictions de ceux avec qui on se regroupe, mais on rejette les autres. En ce sens l’effet Zemmour pourrait lui ressembler, même si à ce stade la capacité à regrouper reste bien plus limitée. L’effet Macron, lui, consiste à regrouper une minorité bien placée ; il s’appuie sur le fait qu’il est en accord avec le système de pensée dominant et rassemble des gens qui vont dans le sens de ce système ou sont en phase avec lui dans leur vie. Mais cela reste une solution minoritaire et par défaut ; elle ne parvient au pouvoir que par la faiblesse des alternatives et l’agencement particulier du système politique français.

Somewhere et anywhere ?

Une polarisation possible dans cette optique est celle que le britannique David Goodhart a proposé entre ceux qu’il appelle somewhere et anywhere : pour faire simple, ceux qui sont mondialisés, profitent de l’internationalisation et/ou s’y identifient ; et ceux qui restent à l’écart, tant dans leurs intérêts que dans leurs préférences. Il n’y a pas de doute que cela correspond à une opposition réelle, qui peut déboucher sur une polarisation politique, comme on l’a vu avec le Brexit. On est tenté de voir le même effet dans le deuxième tour E. Macron contre M. Le Pen de 2017 - et peut-être de 2022.

Nul doute que cela corresponde à une réalité. Mais les éléments ainsi regroupés sont eux-mêmes disparates ; les somewhere par exemple de type gilets jaune sont culturellement imprégnés de sous-culture américaine et ne développent pas véritablement de culte alternatif de la tradition nationale. Et où classer les écologistes (les Verts) ? Leur conception du local, qu’ils disent soutenir, n’a pas grande chose à voir avec celle des gilets jaunes. Où mettre aussi les conservateurs ? Et comment analyser la divergence entre populistes de droite et populistes de gauche, tous deux hostiles à la mondialisation, mais de positions opposées sur les migrations ?

En fait, avec une polarisation politique du type deuxième tour 2017, on reste dans de grandes coalitions sans base politique précise et programme bien dessiné (contrairement avec ce que l’idée simple du Brexit avait permis). Ce programme et cette vision paraissent plus articulés dans le cas des anywhere de type Macron, mais ce n’est que parce qu’il s’agit pour eux de prolonger les politiques suivies de façon dominante un peu partout depuis 30 ans. L’adhésion reste minoritaire et le charme s’épuise (comme on le voit avec la construction européenne, durablement bloquée). En sous-jacent la fragmentation subsiste, comme on le voit dans l’offre politique un peu partout. Même en Allemagne.

La fragilisation du système démocratique

Dans une telle situation, que devient la démocratie, comprise comme système politique ? Indéniablement elle fonctionne bien plus mal ; comme on dit en anglais, elle livre mal la marchandise et elle laisse une profonde insatisfaction. Sachant que, d’un autre côté, elle offre une possibilité d’alternance et de recomposition que n’ont pas d’autres systèmes, ce qui laisse un espace pour un mouvement possible ; on peut toujours espérer, là où on est, que le mal peut s’arrêter ou souhaiter une revanche…

Dans un tel contexte, l’offre d’une ligne politique solide et construite, d’une vision de la société cohérente, qui serait la démarche logique, s’avère difficile. Cela reste utile pour modifier les équilibres du moment, les faire évoluer dans un sens souhaité ; mais cela ne donne pas véritablement une solution à court terme.

Une vraie solution supposera un changement bien plus profond, et le dépassement au moins partiel de cet état d’anarchie culturelle. Ce n’est pas en vue à ce stade, même si on peut et doit y travailler.
















































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