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Finance, mondialisation, et « guerre économique »


samedi 27 février 2010









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Guerre, concurrence et compétition

Question préalable : peut-on parler de guerres dans les relations économiques ? J’ai quelque réticence sur le terme, que je voudrais expliciter. Le mot guerre a pour simplifier deux sens. D’un côté la guerre totale, clausewitzienne, celle qui est concentrée sur l’annihilation des forces de l’adversaire ; c’est par définition un jeu à somme négative. Elle est presque toujours négative et par là condamnable D’un autre côté, la guerre au sens de l’Europe classique, moyen de résoudre des tensions par l’usage de la force, de façon proportionnée, tout autre moyen ayant échoué. Malgré les destructions qu’elle produit, la guerre ainsi comprise peut dans certains cas être légitime, ainsi dans le cas de la juste guerre au sens catholique, visant à redresser ou éviter des torts qu’on ne peut traiter autrement. Mais quoiqu’il en soit, l’état normal souhaitable de relation entre deux entités politiques est la paix, qui implique l’absence de guerre.

En matière économique (qu’on la regarde du point de vue des firmes ou de celui des Etats) la situation est notablement différente. La seule relation conflictuelle pouvant déboucher sur une destruction est la concurrence ; or elle apparaît dans toute économie décentralisée au sens large (celle qu’a connue l’humanité la plupart du temps) dès qu’il y a plusieurs fournisseurs possibles et pas de monopole ou de relation obligée avec l’un d’eux. Contrairement à la guerre, c’est donc un état a priori normal et plutôt satisfaisant, puisqu’il repose sur une possibilité de choix et le dégagement de la meilleure offre. Il peut comprendre un élément de violence, dans la mesure où un concurrent est quelqu’un qui peut vous dérober votre subsistance, ou bien un obstacle. Mais d’une part vous ne visez pas directement à le détruire, lui ou ses ressources (même si vos actions peuvent y conduire) ; en principe il a la possibilité de s’adapter ou de trouver des marchés ailleurs. D’autre part, le jeu n’est en général pas à somme nulle : même si l’un des compétiteurs gagne sur toute la ligne et que l’autre disparaît, il n’y a pas perte du point de vue économique global en cela que la somme des prestations reste assurée : ce qu’il faisait, le gagnant le fait au moins aussi bien (dans la mesure du moins où il n’y a pas création d’un monopole qui abuse de sa position). Certes lorsque la concurrence aboutit à éliminer une entreprise, une certaine violence a été exercée ; des personnes qui travaillaient ensemble se trouvent alors dispersées et conduites à trouver du travail ailleurs. Mais sauf si cela se produit de façon particulièrement inhumaine, l’inconvénient est temporaire et on peut soutenir que « normalement » il y a en définitive meilleur fonctionnement de l’économie après. Du moins tant qu’on en reste au niveau des considérations économiques.

Pourquoi donc une telle différence entre cette situation et celle d’un pays ? C’est parce que les pays sont des entités souveraines, disposant en droit du monopole de la violence. Entre eux il n’y a pas de moyen ultime de règlement des différends : si la négociation ou l’arbitrage ne suffisent pas, la guerre est possible. Pourquoi ce monopole de la force ? Parce que le rôle d’une entité politique est d’assurer un ordre, fondé sur le respect de normes, qui (au delà de leur moralité) ne sont acceptées par les membres de cette entité politique que parce que ces membres constituent une communauté, avec ces éléments d’amitié (philia) qui la caractérisent. En revanche l’entreprise n’est pas une communauté naturelle, au même sens qu’un pays. C’est en cela une réalité d’ordre inférieur. On pourrait objecter que Jean-Paul II reconnaît à l’entreprise une certaine nature de ‘communauté’. Mais le rapport entre ses membres est par nature volontaire, et n’a pas de droit intrinsèque ni même de vocation à la permanence, contrairement à une communauté politique. On peut d’ailleurs y entrer ou en sortir assez librement, sans qu’il y ait en général jugement moral à porter sur cela. Les liens qui unissent ses membres sont plus naturellement contractuels qu’au sein d’une communauté politique, pour laquelle le contrat social est un mythe - alors qu’une entreprise en dernière analyse doit bien son origine à des contrats. Cela ne veut pas dire pour autant que le lien économique soit de pur antagonisme, ou qu’il se réduise à une instrumentalisation mutuelle des partenaires : un lien commercial peut être un lien réel, humain, ainsi celui qu’on tisse avec un client ou un fournisseur ancien, avec création d’une vraie confiance et de vrais liens personnels. Mais ce n’est évidement pas du même ordre qu’une relations d’appartenance commune à une communauté véritable.

Il s’en déduit que le terme de guerre économique ne peut être qu’une image, sauf à prouver que la brutalité des méthodes utilisées est telle qu’il s’agit d’une destruction volontaire et directe de biens sans effet positif. Mais c’est à tout prendre rare. Le terme ne devient véritablement approprié que si les effets de la compétition sont tels qu’ils remettent en question de façon profonde les conditions de vie d’une communauté véritable, et cela de façon consciente et voulue. Si on en reste au niveau des acteurs économiques, des entreprises prises individuellement, il ne me paraît pas que nous soyons de façon générale dans cette situation, même si des drames personnels ou locaux se produisent évidemment, et souvent ; et si bien entendu ceci n’implique pas que tous les coups soient permis, ni que tous les effets de la compétition soient bienvenus. En revanche la question se pose lorsqu’on prend en compte l’ensemble des effets d’une situation économique donnée et son évolution dans le temps. Là le jeu débridé d’une compétition économique sans frein ni orientation, et plus largement d’une activité économique sans référence supérieure, peut avoir des effets de grande ampleur. La violence que cela peut représenter rend alors compréhensible l’usage du terme de guerre, même si ceux qui en sont les principaux acteurs ne pensent pas en ces termes. Et ceci est à son tour un signe : ces acteurs n’ont donc pas les critères qui leur permettraient de situer ce qu’ils font.

Les trois niveaux et la responsabilité des acteurs économiques et financiers

On peut élargir cette remarque en insérant l’activité économique dans le contexte plus large de la société humaine. A mon sens il y a trois niveaux hiérarchisés à considérer : l’économique, qui est le plus bas et le plus matériel ; le politique, qui a en charge une certaine dimension de bien commun, celui des communautés humaines naturelles ; et le spirituel, au moins sous sa forme naturelle, la morale : c’est bien entendu le plus haut. Chacun peut influer sur les autres. En particulier, un arbitrage au niveau économique peut parfois être tel qu’il produit des effets dans le champ politique, voire au niveau spirituel, et leur accumulation peut aboutir à changer le sort de communautés humaines entières. C’est concrètement ce qui se produit actuellement avec le processus intense de concentration et d’émergence de nouveaux acteurs que comporte la mondialisation. Il y a à ce niveau un rôle possible des acteurs économiques et donc une responsabilité qui dépasse le champ de l’économie et les considérations sur le sort des entreprises ou de leurs personnels et clients. Il n’en reste pas moins que dans la plupart des cas leur responsabilité s’exerce sur un niveau de réalité certes indispensable, mais inférieur. Car ce n’est pas leur rôle de donner un sens, mais d’ordonner l’activité matérielle en fonction de ce qui a socialement ou personnellement un sens.

Quel peut être ici le rôle des financiers ? Il est à la fois relatif et très important. En fait il y a deux niveaux à considérer : l’un, celui des acteurs, l’autre, celui de l’effet d’ensemble. D’un côté, s’ils fournissent les moyens des évolutions et de leur accélération, les organismes financiers pris individuellement n’en mesurent ni maîtrisent la logique ultime, contrairement à une idée reçue. Menant leur activité selon des critères de pure rentabilité, ils sont du point de vue de la société des outils, des accélérateurs, des passeurs, des instruments, plus que directement des facteurs majeurs et conscients d’orientation de la société nationale ou internationale. Certes le rôle de la finance est central si on la définit fondamentalement comme la détermination de l’arbitrage entre risque et rendement : il ne s’agit pas purement d’amener l’argent là où l’espérance de gain est la plus grande, mais, face à la diversité des projets en présence, de financer ceux qui présentent le meilleur résultat pour un certain risque que l’investisseur accepte d’assumer. Ce à quoi s’ajoute dans un deuxième temps d’en déterminer en permanence la valeur économique : lorsqu’une action monte ou baisse, le cours de bourse est au fond une appréciation portée sur l’évolution dans la durée du même couple risque/rendement. Cela reste vrai depuis l’époque des financements de caravelles jusqu’à aujourd’hui, ainsi dans toute augmentation de capital en bourse ou placement de produits dérivés complexes. Mais ce rôle de centre nerveux de la finance n’en fait pas pour autant un cerveau conscient, qui choisirait consciemment pour la société un destin parmi ceux possibles. En effet, pour l’essentiel les opérations financières suivent la logique des valorisations, et celle-ci dépend essentiellement de trois facteurs : la faisabilité technique et le savoir-faire des entreprises (y compris de pays différents) ; les priorités de la société humaine concernée, qui se traduisent dans la demande finale et qui dépendent elles-mêmes des valeurs collectives de cette société ; les règles du jeu et possibilités juridiques qui dépendent de l’ordonnancement public. En d’autres termes les facteurs les plus importants au niveau de la société, sur la durée, outre les données techniques, sont bien de l’ordre du politique d’une part, des valeurs collectives de l’autre. Ce sont ces facteurs qui en dernière analyse déterminent les données sur lesquelles se base le financier.

La hiérarchie des valeurs est donc essentielle ; or elle relève en dernière analyse de la morale et au-dessus d’elle de la spiritualité. Mais l’importance du politique est aussi à souligner : l’activité économique et notamment celle des entreprises suppose absolument une dimension politique forte et efficace, à commencer tout simplement par la sécurité des transactions (juridique bien sûr, mais aussi politique : comment opérer dans un pays en crise, en dehors de quelques cas particuliers ?) ; plus bien sûr les lois et règlements encadrant son activité. Mais au-delà même, les déterminants essentiels de la vie d’une société se décident à un niveau soit politique soit pouvant relever du politique. On constate d’ailleurs que si la mondialisation a considérablement réduit les prétentions des Etats par rapport au rêve autarcique d’après guerre, leur intervention s’est par ailleurs accrue, notamment dans la redistribution de revenus, la fixation de normes, voire le bon fonctionnement des marchés (la crise en cours le confirme : sans les banques centrales le système bancaire mondial était mort).

Bien entendu cela n’exonère pas les acteurs de la finance de leur responsabilité dans telle ou telle décision : juger selon les normes de l’époque n’est pas une excuse si ces normes sont immorales. C’est a fortiori vrai lorsque la conduite d’opérations de grande ampleur affecte le sort de dizaines de milliers de personnes, ce qui implique qu’on puisse porter sur elles un jugement moral. Sur un autre plan, il est indéniable que la culture prévalant dans un centre financier ou dans les milieux d’affaires peut différer de celles prévalant par ailleurs et avoir une influence sur la société dans son ensemble. Et cette activité peut donc influencer aussi le champ spirituel, notamment si elle fournit des éléments de modèle culturel au sens large. Le cas se produit tout particulièrement dans des sociétés comme les nôtres qui ont posé en principe la priorité à la richesse matérielle, et l’absence de valeurs morales ou esthétiques communes autres que des règles du jeu, baptisées droits de l’homme. Dans un tel cas la puissance de la finance pèse de façon disproportionnée sur la culture collective. De ce fait les financiers eux-mêmes prennent leurs décisions, individuelles ou collectives, dans un contexte où les références autres que matérielles n’ont normalement pas droit de cité (hormis bien sûr les éléments de tabou ‘politiquement correct’ qui mettent ici ou là des interdits plus ou moins irrationnels). Sur ce plan, la différence est grande par rapport aux sociétés chrétiennes du passé où la référence à la moralité, l’équité, l’honnêteté dans la conduite des affaires ne pouvaient être balayées d’un débat, quelle que soit par ailleurs la sincérité des acteurs en présence sur ces points. On peut d’ailleurs trouver la trace de ceci en amont, dans n’importe quel manuel d’économie politique, qui tous posent le système de valeurs, inclus dans les préférences des acteurs économiques, comme une donnée extérieure, alors même qu’on ne peut comprendre une société et donc une économie sans le respect d’un minimum de règles de conduite morale et sans des priorités qui seules les animent. Concrètement en outre, le déploiement devant la société des profits du système financier y propage la soif du lucre comme moyen de prestige et de pouvoir ; et une préoccupation exclusive du profit immédiat répand une immoralité ordinaire, doublée d’une obsession par le seul court terme. Mais même dans ces cas il faut bien voir qu’il n’y a pas une société raisonnablement vertueuse qui fait face à une méchante finance qui la pervertirait du dehors : en allant au bout de sa rationalité la finance met en fait en œuvre les prémisses posées par la société, même si celle-ci se dit ensuite toute surprise d’en voir les conséquences.

Bien entendu ceci conduit à souligner l’étrangeté de la hiérarchie des normes qui caractérise notre société : l’économique qui devrait être à la base de la pyramide en est la tête, alors que le spirituel qui devrait occuper cette position, se trouve relégué au niveau des données privées ; il y a donc comme un sablier inversé, ou une pyramide placée sur sa pointe. Mais n’est-ce pas la résultante de ce trait essentiel de la modernité, qu’est sa volonté de neutralité sur les fins et hiérarchies de valeurs ultimes, qui aboutit en définitive à privilégier les données matérielles, qui sont alors les plus objectives, les seules à subsister comme point de référence commun ? Soif démentielle du lucre des uns, maintien obstiné et stupide des avantages acquis des autres, passion hédoniste de tous subsistent alors seuls comme références dans le jeu social. Mais cela ne résulte pas d’une sorte de malédiction qui pèserait sur l’activité économique : cela veut dire qu’elle n’est pas à sa place, parce que le reste ne joue pas son rôle.

Banque et finance dans la compétition économique mondiale

Les banques comme entreprises

Que peut-on en déduire dans la pratique de nos sociétés ainsi constituées, et notamment en regard de note problématique de ‘guerre’, ou de concurrence ? Concrètement, les banques au sens large sont à considérer sous deux aspects : comme entreprises parmi d’autres, ou comme acteurs centraux dans le processus économique. Comme entreprises, un exemple nous est fourni par ce qui vient arriver à ABN-AMRO. C’était la plus grande et le plus connue des banques néerlandaises, avec une présence internationale forte. Elle vient de faire l’objet d’une OPA hostile et va être découpée et distribuée entre trois banques, Royal Bank of Scotland, Santander l’espagnole, et Fortis sa compatriote. Qu’en dire ? D’un côté, on peut juger ce processus violemment darwinien : les acheteurs ont proposé aux actionnaires d’ABN-AMRO un prix qui était sensiblement plus élevé que sa cotation en Bourse, et les actionnaires ont dès lors approuvé la vente et apporté leurs titres. Comment est-ce possible ? En définitive c’est parce que, aux yeux des parties prenantes, ce que les trois acquéreurs pouvaient faire avec les actifs d’ABN-AMRO « vaut plus » que ne le pouvait la banque ABN-AMRO si elle restait unie, au vu de sa performance passée ou de la nature de ces actifs ; c’est-à-dire peut produire plus, tel que mesuré financièrement - mais en économie à la fin tout se chiffre en argent. Certains en sont choqués. Mais au fait, en quoi une entité comme ABN- AMRO aurait-elle un droit à l’éternité ? D’un côté elle ne se distinguait pas par sa nature de ceux qui l’on achetée. D’un autre côté, même en considérant l’entreprise comme communauté imparfaite et transitoire, qu’y avait-il dans un tel conglomérat qui créait un vrai rapport de communauté, entre notamment ses filiales étrangères, italienne, américaine et brésilienne pour ne citer que les plus importantes ? Nous tendons personnellement à penser qu’il s’agit ici d’un registre neutre, celui où saint Thomas situait la plupart des opérations commerciales : le fait d’opérer un arbitrage dans l’utilisation de ressources matérielles est en soi ni bon, ni mauvais, ceci évidemment sans préjuger de la manière dont l’opération est exécutée ou des intentions qui animent les uns ou les autres. Mais même sous ce dernier angle, on ne peut par exemple pas considérer à priori que le fait de licencier des gens est immoral : cela peut être justifié sauf à considérer qu’il y a un droit indéfini à chacun de garder le premier emploi qu’il trouve, même s’il devient inutile. En bref à nouveau il n’y a pas de droit à la subsistance perpétuelle pour des structures économiques ; le jugement à porter sur leur redimensionnement ou disparition dépend de ce qui vient après d’une part, de la manière dont la transition est opérée d’autre part. Naturellement le point de vue de la communauté politique néerlandaise peut être différent. Mais il faut alors apprécier les conséquences pour elle du démembrement, et le coût d’un sauvetage en l’état : doit-on sauvegarder tous les conglomérats du pays ?

Ceci nous conduit à souligner le deuxième aspect du rôle des banques au sens large, qui est celui des « banques d’affaires » qu’on appelle désormais « banques d’investissement ». Même si dans beaucoup de pays elles sont intégrées dans une structure plus large de « banque universelle », leur rôle est très différent de la banque classique, « banque de réseau ». En tant que spécialistes et animatrices du marché financier, elles jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement même de ce marché, et donc dans son rôle permanent d’évaluation des valeurs et de réallocation des ressources. Encore une fois ici aussi c’est une fonction en soi neutre, car il s’agit d’une forme d’optimalisation de l’usage des ressources matérielles ; une partie de l’arbitrage dans l’utilisation des ressources qui est la fonction de la finance. En soi ceci est utile, même si cela peut prendre des formes contestables. Mais en même temps bien sûr elles ont un rôle particulièrement structurant car elles agissent sur des entreprises, lesquelles constituent au sens précédent (limité) des communautés temporaires. Ce qui implique une signification et une responsabilité particulière de ces activités. Soit sous l’angle des acteurs eux-mêmes (les banques d’investissement), dont les dirigeants et cadres sont responsables moralement de leurs actes dans l’optique catholique et doivent tenir compte dans leur action de ce qui représente un bien ou mal réel, fonction des effets de l’opération envisagée et de la manière dont elle est menée. Soit sous l’angle du bien commun, qui incombe à l’Etat, et qui est impacté si les opérations en question prennent une ampleur particulière pour la communauté politique concernée.

Les acteurs dominants

Les évolutions dans la finance peuvent avoir des effets majeurs sur la structure même de l’économie mondiale. On l’a dit, on note ici l’émergence d’acteurs mondiaux dont l’influence est de plus en plus importante. Ceci ne concerne pas tant la banque de détails (particuliers et PME) que la banque de gros, et notamment la banque d’investissement et de marché. A émergé sur ce plan un petit groupe d’acteurs essentiellement américains (Goldman Sachs, Merrill Lynch, Morgan Stanley, Citi, JP Morgan etc.), ou de culture américaine (UBS, Deutsche Bank) suivis d’acteurs un peu moins centraux mais importants ici ou là (dont les français BNPP, Société générale, Calyon etc.). Ce fait est d’autant plus important que, au niveau mondial, le marché financier a aujourd’hui un rôle central, accentué par l’absence d’autre mode de régulation puisqu’il n’y a pas d’autorité politique à ce niveau, encore moins d’autorité morale. Or le fait pour un pays de disposer d’acteurs significatifs dans ces domaines, et/ou d’une place financière, est un enjeu important. Et il n’y a qu’une poignée de telles places : New York, Londres, suivis par quelques places plus secondaires, comme Francfort, Tokyo ou Paris. Au niveau des pays émergents, la montée de la Chine est ici aussi spectaculaire. Si elle reste encore à ce stade au deuxième ou troisième rang, elle compte des géants en termes de capitalisation boursière (même si on peut douter de la solidité de leurs chiffres). La prépondérance ainsi manifeste des entités d’origine ou de culture américaine est à noter : même si elles se veulent mondiales, et le deviennent d’ailleurs dans leur activité étalées sur les trois zones Amérique, Europe et Asie orientale, et si elles tendent à moins dépendre de la partie américaine au sens géographique, leur culture et leurs références sont et resteront à vue humaine massivement américaines. Ceci est un point très important pour la structuration de l’économie de demain.

Au-delà de ce qui a été dit plus haut sur la question des valeurs morales et spirituelles, on voit ici confirmation de l’importance centrale de l’insertion nationale et culturelle des entités financières. La suprématie américaine ici évidente n’a d’équivalent que dans le domaine militaire (et quelques autres champs notamment en informatique). Ceci dit, comme la puissance militaire, elle rencontre toutefois aussi ses limites. Outre que les firmes recherchent leur intérêt propre et pas nécessairement celui des Etats-Unis comme pays, elles restent par leur métier même très sensibles à l’environnement et notamment au marché. Si leur puissance et plus généralement celle du marché financier est telle qu’elle exclut pour un pays toute forme d’immunité à son égard, du type de ce qu’on connaissait après guerre, elle ne laisse pas totalement démunis les gouvernements, à condition qu’ils apprennent à jouer avec la situation. Ceci dit il est indéniable que la puissance de ces acteurs, et celle du marché qu’ils animent, dominée par une « culture » bien spécifique, orientée vers le court terme, très réactive, plutôt brutale, mais extrêmement souple et adaptable, et par là construite pour arbitrer efficacement dans son champ, induit une certaine orientation de l’économie et par là de la société, une certaine détermination de la mondialisation, d’autant que celle-ci est par ailleurs sans centre ni régulation nette. Cela peut conduire à précipiter certaines évolutions. Mais là encore cela ne crée pas cette mondialisation elle-même, ni ses dominantes de valeurs ou de pouvoirs.

Perspectives

Faut-il alors se rebeller et couper les ponts ? Je ne pense pas que cela soit dans les cartes. L’avantage matériel conféré à ceux qui entrent dans le jeu de la mondialisation est tel qu’on voit mal comment s’en isoler totalement. En revanche ma conviction est que le jeu d’un marché dépend d’abord de la culture qui anime ses participants, en un mot de leurs valeurs au sens large. Si une population est totalement imprégnée de valeurs matérialistes, elle n’a pas de prise contre la forme de finance que nous avons décrite, car celle-ci est bien plus adaptée qu’elle à la réalité : face à de telles forces, objectivement adaptées à leur rôle, les poujadismes et corporatismes divers sont dérisoires. En d’autres termes, rien ne sert de nier la réalité ou même d’ne abandonner le contrôle par principe. C’est en affirmant d’autre manières de juger et de hiérarchiser qu’on peut faire évoluer les choses en profondeur (en revenant au troisième niveau exposé ci-dessus, spirituel, le plus important) tout en accompagnant cette évolution idéale au niveau politique et économique par une action résolue tenant compte des enjeux de l’époque et de ses leviers, et parmi eux, la finance.

C’est donc un jeu lucide et complexe, prudentiel au sens traditionnel du terme, qu’il faut jouer, consistant à la fois à agir quand il faut dans le champ financier (ce qui veut notamment dire que, pour un pays important, abandonner l’ambition d’être un centre financier majeur, c’est se reléguer au second rang) et à accréditer des modèles différents, s’ils sont suffisamment ancrés dans la population. On retrouvera alors le principe premier : pas de changement réel sans conversion. Mais à défaut, ou dans cette attente, on ne peut que jouer de la façon la plus intelligente possible, dans le respect des principes essentiels, tels les premiers chrétiens pris dans la logique de l’empire romain.

Février 2008

(Publié initialement dans Catholica)
















































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