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La finance et le don


mercredi 14 octobre 2015









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La vie en société et le don

On peut distinguer pour simplifier trois grandes manières de faire circuler l’argent : l’échange marchand, la coercition, et le don. Un échange marchand incorpore un calcul : je transfère quelque chose que je possède pour recevoir autre chose en échange, qui dans mon estimation a pour moi une valeur égale ou supérieure à ce que je cède, valeur mesurée en termes monétaires et par là relevant de la finance. La coercition ensuite, dans nos sociétés, est un monopole d’Etat ; une contrepartie est supposée s’effectuer sous forme de prestations, mais sans qu’il y ait lien direct ni logique entre eux. Le don enfin suppose un transfert libre, sans attente de retour stipulé à l’avance, contractuel ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’attente d’un certain retour, mais il n’est pas exigible. C’est la principale forme de circulation privée non-marchande de l’argent. Le point central est que la société, et donc l’économie qui n’en est qu’un aspect, supposent simultanément ces trois modes de circulation de l’argent, et ils sont chacun indispensable.

Le don et le lien social

Le don est un ciment essentiel du lien social ; c’est lui qui crée la relation dans la société puisque le lien qu’il établit persiste dans le temps et n’est pas annulé par un paiement, comme dans une opération commerciale. Car la société est composée d’hommes qui sont ou entrent en relations en créant entre eux des liens, ce qui demande certains actes, principalement les échanges de dons. Ce lien créé par le don se construit notamment sur le fait qu’il ‘faut’ en principe rendre, sachant que cette obligation reste morale, et se trouve niée comme obligation formelle, sinon ce ne serait pas un don. L’idée de don n’est donc pas exclusive de l’idée de contrepartie : ce qui le caractérise est l’absence d’engagement formel ou juridique sur celle-ci. Il y a d’ailleurs toute une gamme de dons en fonction de cette contrepartie attendue, qui vont du pourboire au mécénat ou la charité.

Dans la perspective utilitariste, qui façonne notre pensée collective actuelle, on tend à dire au contraire que le vrai don devrait être parfaitement désintéressé et on ajoute que c’est en réalité impossible. Mais même celui qui tient un tel discours accorde en général une place majeure à sa famille, et lui donne gratuitement une bonne partie de son temps et de son argent. La famille est en effet de loin le premier et le plus important point d’application du don. Ce qui y est donné, des parents aux enfants, y est indéniablement gratuit. Or c’est une institution majeure de la société puisqu’on y fait et éduque ses futurs membres. Le rôle central du don dans la société est ici particulièrement manifeste. Il est à noter en outre qu’un tel don échappe dans une large mesure au choix : dans la famille on ne choisit pas ses partenaires ; seul le conjoint est choisi, mais le lien conjugal échappe ensuite à la logique contractuelle, commerciale.

Le don, l’évaluation et le calcul

Prendre en compte la perspective qu’offre le don et son rôle social conduit donc à modifier nos appréciations. Par exemple, on dit que le travail des femmes au foyer est gratuit : dans une logique marchande, cela veut dire qu’elles se font rouler ; mais si le don est valorisé par son rôle dans la création du lien social, l’enjeu est différent (même si la question d’une contrepartie subsiste). Et même, si on analyse le don comme transaction commerciale, on le trouvera souvent hypocrite puisqu’il nie l’existence d’une contrepartie que souvent on attend. Mais on l’a vu, il s’agit d’affirmer l’indétermination de la réciprocité, ce qui implique de laisser l’autre libre sans automaticité du retour. Le lien social est ouvert et doit le rester pour subsister.

Une différence majeure est que la transaction commerciale comme telle n’implique pas de lien durable, même si elle est compatible avec. Même s’il dure (cas d’une dette) le rapport commercial ne repose pas sur un lien antérieur, et il est possible de le révoquer en remboursant. Il minimise donc le lien. C’est ainsi que les femmes sont désormais souvent payées pour faire ce qu’elles faisaient avant pour leur famille ; elles se sentent dit-on ‘libérées’, mais si elles sont libérées, c’est du lien social : on remplace le lien social par un rapport entre des choses mesurables. En revanche dans un échange social, non commercial, les relations entre personnes prédominent. Soyons lucide : ce n’est pas toujours de la bonne façon, ce peut être injuste ou odieux. Mais c’est souvent bon, et en tout cas la société en a un besoin absolu pour se constituer.

La gratuité et le don dans la vie économique

On a surtout évoqué jusqu’ici le lien social créé par le don dans la sphère personnelle, et notamment familiales. Mais le rôle du don ne s’y limite pas. Le don a aussi sa place au centre de la vie économique au sens classique. Système public, marché et don Je ne parle pas ici de l’intervention du système public, de l’Etat. Il se situe au-delà du domaine commercial ; et il se prétend désintéressé comme le suggère le terme de service public. Mais il est très différent du don, ne serait-ce que du fait de l’usage massif que l’Etat fait de la contrainte, par la fiscalité. En outre la logique des prestations publiques implique aussi une forme de calcul : on classifie les gens et on leur attribue certaines prestations car on vise une égalité de traitement pour une situation donnée. En outre le fonctionnement bureaucratique vise plus encore que le marché à la dépersonnalisation des rapports, avec un risque important d’irresponsabilité. Par exemple les services sociaux transforment des rapports humains personnalisés en relations formalisées, qui sont des prestations définies quoique non marchandes. En fait Etat et marché impliquent tous deux un certain aplatissement du lien social.

La prédominance des rapports impersonnels, étatiques ou du marché, tend alors à reléguer la sphère du don dans un domaine totalement privé, qu’on suppose comme on l’a vu devoir être pur de tout intérêt.

Le don dans le système économique

Mais la réalité est beaucoup moins découpée que cela. En réalité, l’homme agit dans le cadre d’une société et a pour cela un besoin vital du lien social. La relation commerciale comme l’intervention étatique sont des abstractions ; elles isolent une dimension de la réalité mais laissent subsister le besoin du lien. Sans lien, il ne reste que l’individu, qui est alors solitaire plus que libre, vulnérable et stérile. Mais si on a un besoin vital de lien social, on a besoin du don, et cela reste vrai même dans les activités matérielles, celles dont traite l’économie. La logique du don a donc sa place à l’intérieur de l’activité économique normale, car lui seul crée de la socialité. Concrètement par exemple, une entreprise péricliterait si les employés ne lui donnaient pas plus que ce que prévoit littéralement leur contrat de travail, notamment dans leur relation d’entraide. Si chacun calcule chacun de ses efforts, aucune action commune efficace n’est possible. En particulier si une entreprise doit faire des profits et être rentable, c’est parce que la condition de sa survie comme de son utilité sociale est qu’elle consomme moins qu’elle ne produit. Mais ce n’est là que le résultat final qu’elle doit obtenir (le profit). Pour y arriver, il faut qu’elle soit aussi vivante et active que possible en tant que communauté d’hommes ordonnés à un but ; ce qui suppose la solidarité de ses membres, et donc une forme de don mutuel. Naturellement le dosage varie. La composante de don est, en principe, beaucoup plus importante dans le cadre de formules explicitement solidaires : associations, organismes mutualistes, entreprises combinant la recherche d’une forme de profit avec la poursuite d’objectifs humains et sociaux.

Mais inversement il est parfaitement utopique d’envisager une activité économique basée sur le seul don. Ceux qui vont dans ce sens critiquent en fait la concentration de la pensée économique sur le seul calcul quantitatif. Car disent-ils cela modifie la prestation réelle et dégrade la qualité de ce qui est vendu : c’est la différence entre le plat industriel et celui préparé par une maman. Même le boulanger d’Adam Smith fera un pain différent, nous dit-on, si c’est au moins en partie par altruisme. Mais une telle critique n’a de vraie portée que face à l’idée d’une exclusivité du modèle de l’échange commercial, basé sur le seul intérêt, ne tenant pas compte de la communauté et des liens humains - lesquels, on l’a vu, supposent des dons au sens large. Or inversement, s’agissant de relations entre personnes non unies par des liens de communauté, et en particulier des liens étroits, la mobilisation de ressources que permettent la rémunération et l’échange commercial est considérablement supérieure à celle du don et accroît massivement la gamme des choix réels. Avec le rôle de l’Etat (ou celui d’organes collectifs comme les Eglises), elle paraît même la seule possible avec une ampleur suffisante entre des personnes qui ne se connaissent pas et n’ont pas de lien réel ; et elle seule peut se faire sur large échelle, car précisément on sort alors de la relation. En outre, on l’a dit, le don n’est pas par nature meilleur et toujours souhaitable. Il dépend du lien social, qui n’est ni quantifié ni prévisible, et est aussi plus risqué. Il suppose non seulement des liens, mais qu’ils soient bien orientés. Ce n’est pas toujours le cas.

Plus : l’éducation au commerce et au calcul financier est un élément indispensable au développement satisfaisant de la vie des personnes. On l’observe dans le cas de populations déshéritées : le don d’argent ou de nourriture est indispensable en cas d’urgence ; mais l’apprentissage de la possibilité de fabriquer des produits et de les vendre, c’est-à-dire de les voir reconnus avec une certaine valeur monétaire, est une étape indispensable pour sortir d’un rapport d’assistance perpétuelle qui n’est pas sain. Plus généralement, le don reflète et nourrit la relation entre les personnes, mais ne permet pas de mesurer notre rapport aux choses comme le fait l’échange ; d’où ce paradoxe apparent qu’il ne reflète pas non plus toutes les dimensions de notre relation aux autres, car seul l’échange fait apparaître une mesure possible de cette relation, par le moyen de la monnaie. Le don n’apporte pas non plus nécessairement à ce lui qui reçoit ce qu’il désire, ne mesure pas la rareté des choses, et ne valorise pas mon travail ou celui de l’autre dans sa relation à son résultat. Il ne peut donc régir la circulation générale des biens, non seulement en termes d’efficacité, mais en termes moraux. En particulier, il ne saurait suffire à l’exercice de la vertu essentielle de justice.

En même temps, il est conforme à la réalité et donc indispensable de prendre en compte l’environnement humain et social de l’acte économique, et donc le rôle qu’y joue le don ; et notamment le fait qu’une prestation change de sens selon son insertion humaine et relationnelle. Le sens du don est d’être une forme essentielle de respiration sociale parce que la transaction commerciale ne couvre qu’une partie des besoins humains. En d’autres termes, le raisonnement lui-même montre la limite du calcul intéressé. Ces considérations nous conduiraient dès lors plutôt à tenter de combiner les deux dimensions du don et du calcul.

Quel rôle pour la finance ? La finance et le don

La question d’ensemble

Et la finance alors ? Son rôle est d’affecter de l’argent qui n’est pas consommé et qui est donc épargné à des usages possibles, notamment des investissements - occasionnellement une consommation anticipée. Elle arbitre alors entre les investissements possibles, c’est-à-dire les projets en lice. Il s’agit de choisir ceux qui présentent le ‘meilleur’ résultat : ce terme peut inclure de multiples critères, mais notamment un retour sous forme monétaire, pour un certain risque qu’on accepte d’assumer. Les choix varient selon les priorités de chacun, le type d’argent qu’on est chargé de gérer, les engagements qu’on a pris, etc. Le marché financier est un outil, aidant ou souvent permettant seul ce choix, par la possibilité qu’il offre de confrontation systématique des projets en concurrence, et d’arbitrage entre les différentes options.

On voit le rôle essentiel que jouent ici les priorités des participants. Il n’y a pas une finance identique pour tous. Des exigences d’ordre éthique peuvent notamment conduire à prendre en considération la logique du tissu humain dans lequel s’insère l’opération visée (communautés et institutions). Car si l’argent comme tel est fongible, la perspective de l’investisseur ne l’est pas, compte tenu des responsabilités qui sont les siennes ou qu’il assume, notamment envers la communauté qui est à l’origine de cette richesse et dans laquelle il s’inscrit.

En même temps, l’idée d’un marché mondial du capital, a du sens, à l’évidence, car cela permet (au moins en théorie) de maximiser les opportunités. L’argent étant fongible (si la monnaie est convertible) est utilisable partout sauf obstacle juridique, et il y a un bien possible dans le fait qu’il puisse être proposé partout sur la planète. Mais la possibilité effective de faire cela n’est ni un dû ni une nécessité. Car en même temps cet argent est le fruit d’un certain travail et ses détenteurs s’insèrent dans une communauté donnée ; il peut être injuste qu’il se place ailleurs. Seul un jugement cas par cas donnera la réponse à la question.

Les limites de la finance

La finance réelle paraît a priori bien éloignée des considérations précédentes et notamment du rôle du don. On connaît les critiques faites à la finance dans l’économie actuelle, avec ce qu’on appelle financiarisation : influence excessive, mauvais critères de choix, mauvais signaux envoyés à l’économie et l’orientant dans la mauvaise direction, rétrécissement de l’horizon sur le très court terme etc. En bref elle ne viserait qu’à maximiser le profit monétaire calculé à court terme, plus précisément la rentabilité du capital compris comme facteur de production autonome, isolé de son contexte de déploiement humain. Il y a indéniablement une tendance puissante des financiers à réduire les réalités économiques et les critères de décisions au seul facteur financier compris de façon étroite et univoque. Même si la nécessité de ce calcul est indiscutable. Ceci dit, tout cela n’est que la traduction monétaire des priorités de ceux qui participent au marché et de ce qu’ils pensent de la situation. Il est légitime de dénoncer l’idée que des propriétaires soient dégagés de toute considération autre que financière au sens étroit. Mais le fait est qu’en soi rien ne les y oblige, et notamment pas l’usage d’outils financiers. On ne voit pas pourquoi de tels calculs et les pratiques correspondantes devraient automatiquement déboucher sur une activité découplée de l’économie réelle, limitée à des horizons à court terme, et oublieuse des considérations éthiques ou sociales. De la même manière rien n’oblige à ne voir dans ses concitoyens que des gens à exploiter par tous les moyens. On peut par exemple gérer activement un parc immobilier, mesurer la rentabilité de travaux à mener, rechercher des financements, fixer les loyers selon le marché etc., tous actes à forte dimension financière ; et en même temps prendre en compte la situation des personnes logées, les besoins sociaux ou urbanistiques etc., et ne pas être obnubilé par ce qui se passe sur le marché à tout instant. Aucun marché n’a jamais obligé quelqu’un à se limiter aux seules considérations d’argent. En d’autres termes, il y a souvent confusion dans la critique entre la finance, comprise comme technique, et l’obsession de l’argent et sa prédominance, dans un système sans contrepoids moral ou spirituel. Ceci résulte non pas ce des outils que sont le calcul financier d’une côté, les marchés de l’autre ; mais du système de valeurs dominant ainsi que de l’insuffisance des dispositifs permettant de proposer un autre type de relation, sur la base d’autres priorités.

Transactions instantanées et relations à long terme

Une deuxième famille de critiques porte sur la logique même du marché, constitué de transactions anonymes et fugitives, ne créant dit-on pas de lien durable entre les parties concernées et au contraire amoindrissant le rôle des relations de longue durée du fait que la transaction permet aux parties prenantes à une relation financière de se dégager à tout moment. D’où à nouveau la financiarisation des entreprises. Cela ferait en outre disparaître la souplesse qu’offrent des relations longues grâce à la confiance qu’elles établissent. Dans une telle optique, la relation, comprise sur la durée et comportant une forme de fidélité, établit un lien avec quelqu’un, qui ne se limite pas à son objet économique étroit ; elle est créatrice d’externalités. Sa relativisation au profit de la transaction, comprise comme instantanée et impersonnelle, ne serait dès lors pas bonne pour la prise de risque à long terme et pour l’innovation, et tendrait à dégrader les rapports au sein de la société. Vue ainsi, elle agirait à l’exact opposé du don.

C’est pour le coup une vraie question. On ne peut pas tout baser sur des contrats éphémères. De même qu’il est meilleur et plus efficace de voir l’entreprise comme une communauté solidaire, il est en général bon d’avoir autant que possible des relations de longue durée, cultivant la confiance réciproque et fondées sur des valeurs communes, et il est souhaitable d’orienter le fonctionnement du système en ce sens. Mais en même temps cela ne peut pas impliquer la généralisation de relations sur la longue durée. Ni les entreprises, ni les relations commerciales, ni les rapports d’argent n’ont vocation à la pérennité ; ce ne sont ni des familles, ni des patries. Et la fidélité ne s’impose pas toujours moralement : elle suppose un lien de communauté qui n’a pas toujours lieu d’exister. Par ailleurs la transaction n’exclut pas la relation. On peut avoir des relations de longue durée sur la base d’une série de transactions ; le marché a en un sens toujours été l’un des liens sociaux essentiels. Le retour souhaitable à des relations plus fidèles et plus responsables n’implique donc pas la disparition du marché, ou sa relégation dans un rôle mineur, mais un usage différent. Ce n’est pas en empêchant les gens de vendre qu’on crée des relations loyales dépassant le pur calcul, mais en cultivant l’idée juste que ces relations longues sont bonnes quand elles sont possibles, et c’est fréquemment le cas, et en les construisant au mieux. En outre bien sûr des mesures réglementaires peuvent aider. Et là encore les problèmes soulevés relèvent plus de la logique d’ensemble de la société que de la seule technique financière. La question des relations à long terme se pose d’ailleurs bien au-delà de la finance et varie selon les cultures : capitalisme rhénan, allemand ou japonais, ou capitalisme anglo-saxon.

Dans cette optique, le don retrouve sa place : que ce soit dans le cadre de relation long terme, qu’il contribue à fonder et maintenir, ou même dans celui de la transaction, qui redevient plus humaine et plus socialisante si elle comporte cette dimension de relation, laquelle ne se constitue pas vraiment sans une forme de don.

La finance solidaire

Tout ceci n’est pas concevable sans une orientation appropriée des agents économiques et donc des entreprises, au sens large du terme. A cette fin, on peut vouloir agir sur leur gouvernance, à travers la structure de propriété, pour modifier les mix de priorités. Ceci peut conduire aussi au développement d’entreprises à priorités différentes : elles peuvent être coopératives ou mutualistes, mais aussi commerciales, sans parler des associations. C’est une piste importante qui suppose des personnes déterminées en ce sens, ayant réuni l’argent voulu. Et que les facteurs qui ont déterminé le projet subsistent ensuite sans disruption ou trahison. Mais rien ne l’empêche, comme on le voit constamment ; et c’est une forme possible de l’influence des minorités agissantes.

Cela peut s’appliquer notamment à de la finance solidaire, supposée être une autre finance, reposant en partie appréciable sur le don et la solidarité. En fait le terme recouvre des réalités assez différentes. Dans bien des cas il s’agit d’investissements relativement classiques (avec une certaine dose d’investissement socialement responsable) mais dont le produit est en partie versé à des œuvres ou causes diverses. En soi c’est une bonne chose mais pour l’apprécier il faut distinguer les deux éléments : la logique d’investissement et celle du don. Personnellement il me paraît plus clair de les séparer dès le départ : on investit au mieux d’abord, et on donne ensuite.

On a par ailleurs des investissements dans des entreprises qui pour une raison ou une autre manifestent, dans leurs objectifs et gestion même, une certaine forme de solidarité (mutualiste type coopératives ‘Mondragon’, solidaire au sens par exemple des Focolari etc., avec partage égal des profits entre l’entreprise, les membres, et des causes générales). Par exemple elles embaucheront des personnes en recherche d’aide ; elles soutiendront plus leurs fournisseurs ou les choisiront dans cette optique solidaire (mais comme on l’a vu avec Fagor, filiale de Mondragon, elles peuvent être amenées à des décisions drastiques tout comme les entreprises commerciales)). Dans ce cas l’investissement et l’élément de don sont plus clairement indissociables. C’est en soi louable si on adhère pleinement aux objectifs de l’entreprise en question et qu’on est convaincu par la mise en œuvre. Là aussi il ne paraît pas réaliste de voir le gros de l’activité économique basculer dans ces voies, dont le succès reste à ce stade limité. Cela ne dispense donc pas de la réflexion sur une meilleure orientation de l’activité économique classique, finance comprise.

En tout cas il apparaît que la question ne se pose pas en termes de changement radical de système ; il s’agit d’abord d’une correction de la vision : ce qu’il faut faire évoluer est le mode de perception de la société. La réalité économique elle-même, et en premier lieu l’échange commercial, supposent d’une part un important secteur économique, fondé sur le don, et notamment associatif ; c’est en soi une excellente chose qu’il faut non seulement encourager mais intégrer à sa juste place dans la vision de la réalité. D’autre part il faut reconnaître aussi la dimension de don dans l’activité marchande elle-même. Comme nous l’avons noté cela vaut alors aussi pour l’analyse ou le calcul financiers : on l’a vu, le chiffrage monétaire, le profit par exemple, n’est qu’une mesure finale, partielle, mais indispensable et vitale, dans une panoplie de critères à la fois plus large et intervenant plus en amont dans la décision, et dans laquelle la complexité et la richesse des relations humaines, nourries par le don, doivent jouer un rôle essentiel.

Version modifiée d’un article du Rapport moral sur l’argent 2015.


















































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