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Fraternité, nation et guerre juste : Réflexions à partir de l’encyclique Fratelli tutti


dimanche 5 septembre 2021









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Le pape François se caractérise par une approche résolument originale. Se référant certes à la tradition, au magistère et à la Doctrine sociale, elle leur donne un tour très particulier, lié à une démarche personnelle et philosophique propre, qui aboutit à durcir certains traits de la doctrine antérieure, et à faire plus ou moins silence sur d’autres, débouchant sur un composé de tonalité et de portée nouvelles.

C’est notamment le cas sur le thème de la fraternité, envisagée sous l’angle politique, telle que l’expose l’encyclique Fratelli tutti. Un point important ici est de distinguer la ‘fraternité’ et la ‘philia’, cette forme d’amitié qui soude une communauté politique particulière selon Aristote et s’exprime par des institutions politiques. La fraternité, elle, est hors structure. Insister sur celle-ci peut conduire à relativiser celle-là. La limite de Fratelli tutti est comme on va le voir, dans sa relativisation de la communauté politique et de son organe, l’Etat. Ce qui nous permettra de mieux comprendre un autre aspect de cette encyclique, la remise en cause de la thèse classique de la guerre juste.

Fraternité, philia et communauté politique

Les facteurs de division

Voyons d’abord ce à quoi la fraternité s’oppose. Le pape critique d’abord fermement l’individualisme, qui ne mène pas au bien commun. Au 105 : « l’individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus frères. La simple somme des intérêts individuels n’est pas capable de créer un monde meilleur pour toute l’humanité. […] L’individualisme radical […] nous fait croire que tout consiste à donner libre cours aux ambitions personnelles, comme si en accumulant les ambitions et les sécurités individuelles nous pouvions construire le bien commun. » La revendication de droits peut elle-même être détournée dans le mauvais sens, si elle est centrée sur le seul individu. Car (111) « la personne humaine, dotée de droits inaliénables, est de par sa nature même ouverte aux liens. L’appel à se transcender dans la rencontre avec les autres se trouve à la racine même de son être. C’est pourquoi ‘il convient de faire attention pour ne pas tomber dans des équivoques qui peuvent naître d’un malentendu sur le concept de droits humains et de leur abus paradoxal. Il y a en effet aujourd’hui la tendance à une revendication toujours plus grande des droits individuels – je suis tenté de dire individualistes –, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une ‘monade’ (monás), toujours plus insensible. […] Si le droit de chacun n’est pas harmonieusement ordonné au bien plus grand, il finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences’ ».

Si on dépasse l’individu, on en vient à l’idée de peuple. La problématique du « peuple », au cœur des idées du pape François, est un thème majeur de l’encyclique. Ce n’est pas toujours bien compris, car le pape insiste simultanément sur la défense de la culture spécifique du peuple en question, et sur ce qu’il estime être sa nécessaire ouverture. D’un côté, dit-il, il faut s’enraciner dans cette culture et ce sentiment collectif, qu’il qualifie de ‘mythe’, en donnant au terme un sens positif (développé au 158), et dont il faut préserver la spécificité. Ainsi au 143 : « la solution ne réside pas dans une ouverture qui renonce à son trésor propre. Tout comme il n’est pas de dialogue avec l’autre sans une identité personnelle, de même il n’y a d’ouverture entre les peuples qu’à partir de l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels ». Mais d’un autre côté, il voit ce peuple comme une entité ouverte, accueillante aux évolutions et aux nouveaux venus (102). Dès lors, dit-il au 160 : « les groupes populistes fermés défigurent le terme ‘peuple’, puisqu’en réalité ce dont il parle n’est pas le vrai peuple. En effet, la catégorie de ‘peuple’ est ouverte. Un peuple vivant, dynamique et ayant un avenir est ouvert de façon permanente à de nouvelles synthèses intégrant celui qui est différent. Il ne le fait pas en se reniant lui-même, mais en étant disposé au changement, à la remise en question, au développement, à l’enrichissement par d’autres ; et ainsi, il peut évoluer. »Le peuple n’est donc pas une entité dénie et stable, et ne doit pas l’être.

C’est ce qui explique un des points les plus controversés de l’encyclique, celui des migrants (41). Pour le pape, le droit des migrants à rechercher une vie meilleure est un droit fondamental, et aucun motif ne permet de s’y opposer, sauf évidemment les droits des citoyens existants. Au (121) « personne ne peut donc être exclu, peu importe où il est né, et encore moins en raison des privilèges dont jouissent les autres parce qu’ils sont nés quelque part où existent plus de possibilités. Les limites et les frontières des États ne peuvent pas s’opposer à ce que cela s’accomplisse. » Car (124) « la conviction concernant la destination commune des biens de la terre doit s’appliquer aujourd’hui également aux pays, à leurs territoires et à leurs ressources. En considérant tout cela non seulement du point de vue de la légitimité de la propriété privée et des droits des citoyens d’une nation déterminée, mais aussi à partir du principe premier de la destination commune des biens, nous pouvons alors affirmer que chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs. » Il n’y a donc semble-t-il pas de place pour une action des autorités publiques, en charge de la nation au sens politique du terme, pour restreindre activement l’immigration ; certes, c’est sous réserve du respect des droits de ses citoyens, mais ils ne pèsent pas plus que ceux des migrants. Notons que cela se relie assez logiquement à la conception du peuple comme une réalité évolutive. Mais du coup cela colore la notion de bien commun : ce dernier ne repose dès lors pas sur une idée de communauté pour l’essentiel stable, délimitée, mais sur une réalité en flux. Une réalité qu’aucune autorité publique n’a même le droit de défini et d’en réguler la composition.

La fraternité, ou charité politique

Comment le pape définit-il positivement cette fraternité ? Il fait d’abord un lien étroit entre souci de l’autre, respect de ses droits, et bien commun. Ainsi au 22 : le respect de ces droits humains est « une condition préalable au développement même du pays, qu’il soit social ou économique. Quand la dignité de l’homme est respectée et que ses droits sont reconnus et garantis, fleurissent aussi la créativité et l’esprit d’initiative, et la personnalité humaine peut déployer ses multiples initiatives en faveur du bien commun’. » C’est une des leçons qu’il tire de la parabole du bon Samaritain, qu’il commente longuement.

D’où les développements sur la fraternité, de ce que le pape appelle charité politique, qui joue un rôle essentiel dans la poursuite du bien commun. Ainsi au 180 : « reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies. […] Il s’agit de progresser vers un ordre social et politique dont l’âme sera la charité sociale. Une fois de plus, j’appelle à réhabiliter la politique qui ‘est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun’. » Et à nouveau, au 182 : « cette charité politique suppose qu’on ait développé un sentiment social qui dépasse toute mentalité individualiste : ‘la charité sociale nous fait aimer le bien commun et conduit à chercher effectivement le bien de toutes les personnes, considérées non seulement individuellement, mais aussi dans la dimension sociale qui les unit’. Chacun n’est pleinement une personne qu’en appartenant à un peuple, et en même temps, il n’y a pas de vrai peuple sans le respect du visage de chaque personne. » Mais attention : ce niveau ‘politique’ n’est pas défini en liaison avec le niveau institutionnel, national ou étatique.

En outre, comme dit le 230 : « ‘notre société gagne quand chaque personne, chaque groupe social, se sent vraiment à la maison. Dans une famille, […] personne n’est exclu. […], tous contribuent au projet commun, tous travaillent pour le bien commun, mais sans annihiler chaque membre ; au contraire, ils le soutiennent, ils le promeuvent. » Par rapport à la conception traditionnelle, il y a ici à noter une évolution sous-jacente importante, bien que non explicitée. En effet la famille est une communauté bien définie, alors que, comme on l’a vu, le pape voit le peuple comme une catégorie mouvante, qui ne doit pas exclure celui qui vient du dehors : pour lui l’idée de fermeture est à rejeter par principe. Mais il ne répond alors pas à la question qui vient naturellement : n’y a-t-il pas un rapport entre la nature des liens qui unissent la famille, et le fait qu’elle soit restreinte à certaines personnes ? Et quelle leçon en tirer pour la communauté politique nationale ? En réalité, pour lui, ce qui importe est la rencontre : au 232 : « il n’y a pas de point final à la construction de la paix sociale d’un pays. […] Travail qui nous demande de ne pas relâcher l’effort de construire l’unité de la nation et, malgré les obstacles, les différences et les diverses approches sur la manière de parvenir à la cohabitation pacifique, de persévérer dans la lutte afin de favoriser la culture de la rencontre qui exige de mettre au centre de toute action, sociale et économique, la personne humaine, sa très haute dignité et le respect du bien commun’. »

De façon implicite, l’Etat a certes ses devoirs et son rôle, mais il n’est pas le lieu naturel de la mise en œuvre du bien commun, d’autant que le peuple qui sert de support à la nation est un concept mouvant. Le bien doit être cherché d’abord à un niveau plus proche des bases : les personnes et leurs communautés (avec leurs cultures), ces dernières n’étant pas perçues comme corps constitués, mais comme unions de personnes reliées entre elles par la fraternité. Quant au bien commun, il passe alors à un niveau plus large, celui de l’humanité ; mais à ce niveau, il n’y a plus d’Etat. On le voit de façon plus explicite en considérant l’aspect international.

Le bien commun mondial

L’encyclique développe en effet considérablement la dimension internationale, dans l’optique d’un bien commun universel. Là aussi on rencontre l’obstacle de l’égoïsme, qui est ici national. Car le niveau national est jugé de moins en moins pertinent. Car (178) « face à tant de formes mesquines de politique et à courte vue, je rappelle que ‘la grandeur politique se révèle quand, dans les moments difficiles, on œuvre […] en pensant au bien commun à long terme. Il est très difficile pour le pouvoir politique d’assumer ce devoir dans un projet de nation et encore davantage dans un projet commun pour l’humanité présente et future. » En effet (affirmation considérable) « aujourd’hui aucun État national isolé n’est en mesure d’assurer le bien commun de sa population. » Dès lors (154) « une meilleure politique, mise au service du vrai bien commun, est nécessaire pour permettre le développement d’une communauté mondiale, capable de réaliser la fraternité à partir des peuples et des nations qui vivent l’amitié sociale. » C’est que (172) « le XXIe siècle ‘est le théâtre d’un affaiblissement du pouvoir des États nationaux, surtout parce que la dimension économique et financière, de caractère transnational, tend à prédominer sur la politique. Dans ce contexte, la maturation d’institutions internationales devient indispensable, qui doivent être plus fortes et efficacement organisées, avec des autorités désignées équitablement par accord entre les gouvernements nationaux, et dotées de pouvoir pour sanctionner’. […] On devrait au moins inclure la création d’organisations mondiales plus efficaces, dotées d’autorité pour assurer le bien commun mondial, l’éradication de la faim et de la misère ainsi qu’une réelle défense des droits humains fondamentaux. »

Quel niveau de communauté pour comprendre le bien commun et l’amitié politique ?

Comme on peut le comprendre, le bien commun est dès lors compris à la fois à la suite de l’enseignement antérieur, mais d’une façon si originale qu’elle en modifie en profondeur la signification.

Sans rappeler ici l’enseignement fourni de saint Jean-Paul II sur le rôle de la nation, comparons rapidement avec ce que disait l’enseignement antérieur sous sa forme synthétique la plus récente. Selon le Compendium de la Doctrine sociale, (n° 164), tout d’abord « le bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social. Étant à tous et à chacun, il est et demeure commun, car indivisible et parce qu’il n’est possible qu’ensemble de l’atteindre, de l’accroître et de le conserver, notamment en vue de l’avenir. » En outre (167) « le bien commun engage tous les membres de la société : aucun n’est exempté de collaborer, selon ses propres capacités, à la réalisation et au développement de ce bien » » Nous sommes ici en phase avec Fratelli tutti. En revanche, s’agissant des ‘devoirs de la communauté politique’ on ajoutait alors (168) « le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique. À la société civile dont il est l’expression, l’État doit, en effet, garantir la cohésion, l’unité et l’organisation de sorte que le bien commun puisse être poursuivi avec la contribution de tous les citoyens. L’individu, la famille, les corps intermédiaires ne sont pas en mesure de parvenir par eux-mêmes à leur développement plénier ; d’où la nécessité d’institutions politiques dont la finalité est de rendre accessibles aux personnes les biens nécessaires […] pour conduire une vie vraiment humaine. ». L’insistance sur le niveau étatique national était donc bien plus nette : l’Etat, le politique institutionnalisé, était le niveau normal et naturel de la prise en charge ultime d’un bien commun.

Dans le texte du pape François, on l’a vu, il est fait assez peu confiance à ces institutions supposées traditionnellement en charge d’un bien commun, et notamment à l’Etat national (même s’il admet les devoirs de ce dernier à cet égard). Le pape insiste plus sur le peuple que sur la nation, et ce peuple est une entité mouvante, de composition sans cesse renouvelée. En fait si on regarde l’ensemble de ses autres textes (notamment Laudato si) la seule réalité vraiment porteuse, outre les personnes, est les communautés à la base. C’est là-dessus que pour le pape fonde vraiment la recherche du bien commun, son succès ou son échec. Les corps intermédiaires importent ensuite comme expression de ces communautés de base. Le niveau politique encore au-dessus, les institutions, ne peuvent aller contre cette réalité fondamentale. Ensuite il faut passer au niveau mondial, qui apparaît en définitive le seul où le terme de bien commun est pleinement adapté. En un sens - même si le point n’est pas explicité aussi radicalement, l’Etat ne paraît plus vraiment en charge du bien commun, en cela qu’il en aurait la responsabilité ultime comme c’était le cas traditionnellement. Ce qui est essentiel pour le pape est une conversion intérieure qui met en cause l’ensemble de nos relations. Le vrai bien commun est au fond alors le fruit de la multiplication de ces conversions permanentes, personnelles et communautaires, relayée par un processus au niveau global.

Notons en outre et corrélativement que le niveau de la loi naturelle et les concepts correspondants ne jouent aucun rôle dans cette pensée, que ce soit en tant qu’outils d’élaboration intellectuelle ou de dialogue avec les non-chrétiens. Bien sûr, en un sens la fraternité par exemple pourrait être considérée comme relevant d’un tel concept. Mais ce n’est pas le cas dans l’exposé. La fraternité, après être affirmée comme telle, notamment par appui sur la parabole du bon samaritain, est rapportée en fin de texte à la paternité divine supposée latente dans les diverses religions (et pas dans le seul christianisme – ce qui incidemment est assez surprenant), mais sans médiation dans une loi naturelle.

Appréciation

En résumé, chez François le thème national est fort, mais il est culturel ; il ne se confond pas avec une organisation politique, et ne repose pas sur le bras de l’Etat. Le rôle de celle-ci est vue par lui au mieux comme un relais de principes généraux, type droits de l’homme. On le voit avec le thème des migrants. Le pape le traite à partir de principes abstraits ; le droit du migrant est présenté comme un atout dans les jeux de cartes, qui l’emporte sur toute autre considération (sauf bien sur les droits analogues des autochtones). Ceci se relie avec la notion qui est la sienne du bien commun. Le pape ne paraît plus voir, contrairement à ses prédécesseurs, le lien de ce dernier avec une communauté réelle, organisée et structurée, et un Etat (ou une cité). Le seul bien commun est désormais universel, et là il n’y a plus de communauté politique organisée. Ce n’est pas dans la ligne de la pensée classique de l’Eglise, qui part des communautés réelles et qui voit la vie harmonieuse et paisible de celles-ci comme un enjeu majeur, ce en quoi le niveau organisé, et notamment l’Etat, joue un rôle essentiel. C’est que le bien commun n’est pas seulement l’effet d’un flux de processus bien intentionnés du fait que les personnes se seront tournées dans le bon sens. Il suppose une analyse des réalités de la vie en commun, de ce qui structure nos communautés en les délimitant, et en distinguant et reconnaissant les lieux où il y a un fait commun agissant, une communauté bien précise, réellement vécue, reconnue et organisée en termes d’autorité et de pouvoir. Parmi elles, je situe la nation dont le rôle me paraît rester essentiel.

La recherche du bien commun suppose ensuite de reconnaître qu’il est inévitable de faire face à des oppositions ou des contradictions, car on ne se situe pas dans un monde idéal, et le dialogue ne le permet pas toujours, d’où l’inévitable conflit, qu’il faut assumer. C’est ce qu’on voit avec la question de la guerre.

Conséquences pour la guerre juste

Ces considérations se retrouvent en effet à propos d’une autre notion, celle de la guerre juste. La théorie de la guerre juste est une des plus anciennes et des plus établies du catholicisme. Mais le pape François la remet en cause. Il avance pour cela le motif de la guerre moderne, qui serait tellement dévastatrice par l’ascension du conflit aux extrêmes qu’elle ne pourrait qu’être exclue. Pourtant comme on le reverra l’analyse des guerres réelles depuis 60 ans prouve exactement le contraire : il y a eu un grand nombre de guerres, mais elles sont restées tout à fait en deçà de la guerre totale. Le motif de cette condamnation est donc ailleurs. Il est semble-t-il dans l’approche du pape : si on admet comme on le faisait traditionnellement que les communautés humaines sont structurées sur base nationale, donc dans des organisations diverses et multiples, structurées autour d’un Etat, les rapports entre ces communautés sont une question centrale. Et rien ne garantit a priori qu’elles soient paisibles, car il n’y a pas de super-autorité capable de les réguler. Si on ajoute que ce monde n’est pas parfait, que les gens ne sont pas toujours bien intentionnés et que les intérêts peuvent diverger, la guerre est possible. Et dans ce contexte la théorie de la guerre juste peut avoir sa place. Si en revanche on raisonne, entre Kant et Habermas, sur un espace mondial qui ne doit être structuré que par des principes généraux comme ceux des droits de l’homme, il n’y a plus de place même pour une hypothèse de guerre juste. Or on l’a vu la pensée du pape est plus proche de ce dernier modèle de société mondiale. Il n’est donc pas étonnant qu’il récuse l’idée de guerre juste.

La guerre juste dans le Catéchisme

Que disait la doctrine antérieure ? Sous le titre « Eviter la guerre », le catéchisme de l’Eglise catholique rappelle (2307) que « le cinquième commandement interdit la destruction volontaire de la vie humaine. A cause des maux et des injustices qu’entraîne toute guerre, l’Église presse instamment chacun de prier et d’agir pour que la Bonté divine nous libère de l’antique servitude de la guerre. » Et donc (2308) « chacun des citoyens et des gouvernants est tenu d’œuvrer pour éviter les guerres. » Mais il ajoutait : « aussi longtemps cependant ‘que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifiques, le droit de légitime défense’ (GS 79, § 4). »

Quant aux causes des guerres, il notait au 2317 que « les injustices, les inégalités excessives d’ordre économique ou sociale, l’envie, la méfiance et l’orgueil qui sévissent entre les hommes et les nations, menacent sans cesse la paix et causent les guerres. Tout ce qui est fait pour vaincre ces désordres contribue à édifier la paix et à éviter la guerre ». Mais il ajoutait « dans la mesure où les hommes sont pécheurs, le danger de guerre menace, et il en sera ainsi jusqu’au retour du Christ. Mais, dans la mesure où, unis dans l’amour, les hommes surmontent le péché, ils surmontent aussi la violence jusqu’à l’accomplissement de cette parole : ‘Ils forgeront leurs glaives en socs et leurs lances en serpes. On ne lèvera pas le glaive nation contre nation et on n’apprendra plus la guerre’ (Is 2, 4) (GS 78, § 6).

C’est dans ce contexte qu’il rappelait les principes sur la « guerre juste ». (2309) « Il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois : – Que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain. – Que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces. – Que soient réunies les conditions sérieuses de succès. – Que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition. Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la ‘guerre juste’. L’appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun. »

La logique de cet enseignement combine, notons-le, des jugements de légitimité avec des jugements de réalité ((succès possible, estimations qu’on ne fera pas plus de mal que de bien etc.).

Le pape François remet en question cette analyse, estimant (Fratelli tutti, §§ 258 et 259) que « depuis le développement des armes nucléaires, chimiques ou biologiques, sans oublier les possibilités énormes et croissantes qu’offrent les nouvelles technologies, la guerre a acquis un pouvoir destructif incontrôlé qui affecte beaucoup de victimes civiles innocentes. […] Nous ne pouvons donc plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement toujours plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible ‘guerre juste’. » Et il poursuit en condamnant dans son principe non seulement la dissuasion nucléaire, mais le principe même de la détention d’armes nucléaires.

Réflexion sur la guerre juste

Nul doute que la guerre est un mal effrayant, et que nos jours elle peut prendre des proportions monstrueuses. Mais toute guerre, et donc toute opération militaire, est-elle automatiquement à condamner ? Certainement tout affrontement nucléaire opérant selon l’ascension aux extrêmes chère à Clausewitz. Mais d’une part la dissuasion nucléaire vise à l’éviter, et, justement, l’expérience de 70 ans de dissuasion montre l’effet réel obtenu de ce fait (et donc les conflits majeurs qui ont évités). D’autre part et surtout, cette même expérience montre l’ampleur et la variété des conflits d’intensité variable se situant nettement en dessous de ce seuil. Il y a même eu depuis 70 ans très régulièrement de nombreux conflits de tout type, qui sont tous restés très en deçà de la guerre totale, nucléaire ou pas. De ce point de vue la réalité observable se situe à l’opposé de ce qu’affirme hâtivement le pape.

Ces guerres diverses paraissent en outre pouvoir relever pleinement de la problématique de la guerre juste. Car il est des cas où ne pas lutter est plus immoral que combattre. Dans son principe,. Plus loin dans le passé, la guerre du Golfe en 1990 pouvait à mon sens être défendue à ce titre (elle réagissait à une invasion caractérisée, même si les rapports antérieurs entre les Américains et le régime iraquien étaient complexes). On peut soutenir que les actions de la France au Sahel, aujourd’hui Barkhane, peuvent en relever Et inversement l’invasion de l’Iraq en 2003 doit être condamnée – au vu de ses effets dévastateurs a fortiori. Tout comme la désastreuse expédition de Libye, exploitant cyniquement des préoccupations morales à contre-sens, sans se préoccuper du résultat à obtenir, ni prévoir comment prendre en charge le pays, une fois les autorités détruites. La sottise de bien des positions à prétentions moralisantes prises en leur temps sur la Syrie sans doute de même, sans parler de la désastreuse expédition en Afghanistan. Pour reprendre les termes du catéchisme, dans ces divers cas où étaient « les conditions sérieuses de succès » ? Ou la conviction que « l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer » ? Comme on le voit en outre par ces exemples, la doctrine traditionnelle a du bon : on croit qu’elle facilite la guerre en l’autorisant dans certains cas ; en réalité, elle la délimite strictement et donne au contraire de solides critères pour l’éviter dans une majorité de cas.

Conclusion

En définitive, il serait sans doute mal avisé de voir dans ces textes du pape François une description doctrinale de la société politique selon l’enseignement de l’Eglise, car ils sont trop personnels pour cela. L’introduction du pape le reconnaît d’ailleurs, au n° 6 : « Je livre cette encyclique sociale comme une modeste contribution à la réflexion pour que, face aux manières diverses et actuelles d’éliminer ou d’ignorer les autres, nous soyons capables de réagir par un nouveau rêve de fraternité et d’amitié sociale qui ne se cantonne pas aux mots. »

Il me paraît dès lors plus fécond d’insister sur le message vibrant qu’ils contiennent, leur appel émouvant à notre responsabilité dans le bien commun, à travers la charité ou fraternité, et à la conversion que cela implique. Puissant appel à nos responsabilités, et par là à écouter et méditer, ce message me paraît plus contestable lorsqu’il tend à sous-estimer le rôle des médiations institutionnelles et de l’Etat, notamment au niveau national.

Sur la base de mon intervention au colloque de l’AIESC, 3 et 4 septembre 2021.
















































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