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Liberté et vie intérieure


dimanche 25 juin 2023









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Conférence prononcée à l’Académie d’Etudes et Sciences Sociales (AES) le 8 juin 2023.

Dans cette année très riche, l’AES a évoqué de nombreux aspects de la question de la liberté, principalement économiques, sociaux et politiques. Mais il en est un qui est au cœur de cette interrogation : la liberté dans la vie spirituelle, la liberté dans la vie intérieure. Apparemment bien éloigné des précédents, il peut aussi les éclairer de façon inattendue.

La liberté est comme on sait au cœur de la promesse chrétienne : la vérité vous rendra libres (Jn 8, 32). La promesse de Dieu est celle de la vraie et pleine liberté. Pourtant la voie proposée apparaît paradoxale, qui valorise notamment l’obéissance et l’humilité.

La libération comme délivrance à l’égard d’une fausse liberté

Rappelons d’abord quelques idées de base. Je n’insisterai pas sur ces faits bien connus ; ils illustrent une dimension essentielle de la voie chrétienne au sens traditionnel.

Déjà il y a le fait des passions : la liberté est d’abord vue comme délivrance de l’empire des passions. Bossuet disait aux moines que « les mondains courent à la servitude par la liberté, vous au contraire à la liberté par la dépendance ». Car, explique-t-il, « je suis, dit saint Augustin, qui l’avait bien éprouvé, je suis parvenu où je ne voulais pas, en obéissant à ma volonté ». Et il poursuit : « Voulez-vous que vos passions soient invincibles ? Qui de nous n’espère pas de les vaincre un jour ? Mais en les autorisant par notre liberté indocile, nous les mettons en état de ne pouvoir plus être réprimées. Vous suivez vos inclinations, vous faites ce que vous voulez ; vous ne pouvez plus en être le maître, vous voilà où vous ne voulez pas […] ; et ces chaînes, que vous avez vous-même forgées, vous coûteront plus à rompre, que le fer le plus dur […] : ainsi vous arrivez à la servitude par la liberté » (1).

Comment comprendre cette perspective ? Les tentations sont des captations conduisant à un asservissement. Elles se présentent comme le fruit ou le moyen de notre liberté, alors qu’elles sont exactement le contraire, et comme un désir naturel. Un point essentiel pour l’appréciation de la vraie liberté est alors la distinction entre deux plans : ce qui se présente spontanément et peut apparaître naturel, et ce qui est conforme à ce à quoi nous sommes appelés, notre vraie nature. Sur ce plan, le vocabulaire traditionnel, où ce qui est recommandé est exprimé en termes de soumission et d’abandon de notre volonté à Dieu, ne doit pas tromper : il ne s’agit pas de faire disparaître notre moi au profit de ce qui lui est extérieur ; mais d’éliminer l’erreur trompeuse d’un moi apparent qui renie en fait sa nature ultime, au profit d’un moi potentiel plus essentiel, qui est ce pour quoi nous sommes faits, et dont la recherche nous assure une liberté parfaite.

Ce processus ne se fait pas sans effort ni souffrance. Mais dans cette perspective, il ne faut pas confondre la souffrance, qui est nécessaire pour progresser et qu’il faut accepter avec joie ; et la tristesse au sens de l’acédie, qui conduit au contraire à refuser le progrès possible. Dans la parabole du fils prodigue, nous dit Benoît XVI (2), l’exemple du fils aîné montre une tentation qui touche des hommes de bien, ou ceux qui se voient tels : c’est, dit-il, une secrète amertume, car ils auraient aimé eux aussi « partir vers la grande liberté » [la fausse liberté donc] ; ils « portent leur liberté [la voie de la vraie liberté] comme une servitude ».

Pour sainte Thérèse d’Avila, corrélativement, « l’excès de sérieux révèle un manque de vertu ». Elle était inquiète quand ses novices étaient tristes. En d’autres termes, il manque un élément essentiel à l’approche par la délivrance que nous venons d’évoquer : reconnaître que la vraie liberté se vit dans la joie, la joie que donne le Seigneur. Cela appelle donc une autre dimension, plus positive et par là plus centrale : la possibilité de parvenir à la vraie liberté suppose de s’ouvrir à la joie du bien objectif, le bien du don infini de Dieu qui est amour.

La liberté en Dieu

L’exemple des maitres spirituels nous montre en quoi c’est possible. Prenons sainte Gertrude (3) d’Helfta, moniale du XIIe siècle et l’une des plus grandes mystiques de l’histoire chrétienne. L’essentiel pour elle est Dieu, plus précisément le Christ, et cela lui fait prendre conscience de sa misère. Comme le dit le P. Doyère, pour le mystique cette misère « qui lui est révélée dans la lumière où il perçoit - si confusément que ce soit - la transcendance divine n’est pas celle de sa vertu, ni même de son intention », mais « plus profondément et plus absolument c’est la misère de son être, non pas en manière de connaissance abstraite et métaphysique mais en manière de réaction vitale devant la Présence de l’Etre divin ». C’est « la grandeur même des dons divins qui fit l’humilité de Gertrude ». D’où le rôle essentiel chez elle du recueillement en soi-même, imprégné de Dieu ; il n’a rien d’une introspection. Pour remédier au désordre et à la confusion de son cœur, « elle compte beaucoup moins sur son effort personnel de discipline que sur la puissance purificatrice de la vie d’union elle-même ».

Dès lors, fait remarquable et directement pertinent pour notre sujet, le Seigneur notait que ce qui lui plaisait le plus en elle (4) était la liberté de l’âme (libertas cordis). Comme dit son biographe de l’époque « le Seigneur lui-même […], répondant à un homme de piété qui lui demandait dans sa prière ce qui lui plaisait davantage en la sainte, […] dit : ‘la liberté du cœur’. Dans sa surprise […] cette personne dit : ‘Je pensais, Seigneur, que votre grâce avait fait parvenir son âme à une très haute naissance spirituelle et à un amour d’une éminente ferveur’. Et le Seigneur répondit : ‘Il en est bien ainsi que tu le penses ; mais la voie en est cette grâce de liberté, bien excellent qui la conduit sans détour au sommet de la perfection, puisqu’ainsi, à tout moment, elle est disponible à l’action de tous mes dons, ne permettant jamais à son cœur de s’attacher à quoi que ce soit qui me ferait obstacle’. » (5)

Plus près de nous, comme dit Eric Rus à propos d’Edith Stein (sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix) (6) : « l’expérience capitale (7) qu’elle relate dès 1918 […] d’une force agissante en elle dans un certain repos de son agir naturel, correspond à l’expérience qu’elle découvrira chez les mystiques qui ‘ont été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a exercé une pression plus forte que l’ensemble du monde extérieur : là ils ont éprouvé la présence d’une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie surnaturelle, divine’ […]. Loin de représenter une aliénation, cette ouverture à la force de Dieu nous situe au cœur de la liberté véritable ». Nous retrouvons notre liberté.

Un peu de réflexion philosophique le confirme. En méditant sur le fait que nous n’avons qu’une existence par participation, en cela que seul Dieu existe pleinement par Lui-même, nous prenons conscience de ce que veut dire être un instrument entre les mains de Dieu, du sens du fiat voluntas tua du Pater. Et cela aide à répondre à la question de ce que nous devons faire : tout simplement prendre conscience du fait que c’est Dieu qui en décide. Notre liberté ne peut donc consister à rester en balance entre deux possibilités et à choisir selon notre fantaisie, mais à s’ouvrir au dessein de Dieu et à la plénitude à laquelle il nous appelle. Dieu, plénitude d’être, fait être chacune de nos décisions, et même les termes du choix en présence ; celle qui est bonne est celle qui correspond à Son dessein ; mais nous pouvons la refuser. Telle est notre liberté immédiate, au sens trivial du terme. Mais la pleine liberté ne sera qu’au terme, dans la plénitude divine.

Détachement et liberté

La question de la liberté est donc un point essentiel. Selon l’exemple que nous donnent plus explicitement ces grands saints, le chrétien accompli est au fond de lui-même libre par rapport aux fluctuations du monde, qui ne peuvent que prendre à contre-pied ceux qui y mettent leur espoir. En effet, non seulement il est, au moins à ce niveau profond de son être, détaché des faux espoirs que le monde donne, mais en outre il l’a remplacé par le seul vrai espoir, celui qui par nature ne peut décevoir. Et plus il avance dans sa foi, plus il fait de la place pour cette deuxième perspective, infiniment plus vaste. Ou plutôt, il laisse Dieu libérer la place pour ce qui était et reste au fond le but normal de son être, la fin de sa nature profonde. En particulier, cela ne signifie pas disparition de la souffrance ; peut-être au contraire. Mais au lieu d’être une souffrance passive, subie douloureusement comme une injustice, c’est une souffrance en un sens active, non qu’elle soit provoquée par celui qui la vit, mais parce il l’accepte comme élément indispensable, ayant une signification essentielle : de purification d’abord, de participation au salut apporté par le Christ ensuite.

La liberté est en tout cas un élément décisif de la stratégie divine à notre égard, ou plutôt un des dons essentiels qu’Il nous fait comme êtres créés à Son image, et disposant de cette caractéristique qui Lui est essentielle. C’est ce que dit la liturgie dans une de ses collectes (8), s’adressant à Dieu : Elimine tout ce qui nous agit contre nous, afin que le corps et l’esprit dégagés, nous puissions Te suivre l’esprit libre.

Ce qui bien entendu se relie directement à l’exaltation chrétienne de la pauvreté, notamment en esprit. Si Dieu marque Sa préférence pour la pauvreté intérieure, ce n’est pas choix arbitraire de Sa part, ou pure solidarité avec ceux qui souffrent ; c’est parce que c’est la seule voie libératrice.

Quelles sont les conséquences dans nos vies ? C’est d’abord ce que la tradition monastique appelle la vie intérieure. Pour Dom Romain Banquet, la vie intérieure est une « irradiation de la foi dans toutes les puissances de notre âme qui nous servent à connaître Dieu, nous-mêmes et les créatures ». Elle unifie, vivifie, pacifie, épanouit. C’est un don total de soi à Dieu. La prière (oraison) aide à sortir de soi ; elle n’a rien à voir avec l’introspection ; c’est une étape dans une transformation progressive de toute la personnalité. Elle conduit à la liberté et l’enjouement : on a abandonné le fardeau d’être des petits dieux, le fait de se prendre au sérieux.

Bien entendu, dans la pratique nous avons le sentiment d’être assez loin de ce que ces grands spirituels ont pu vivre ; en outre, ce que nous ressentons ou vivons ne forme pas un bloc homogène, il y a plusieurs degrés. Même si notre esprit est un, il s’étale si on peut dire en hauteur par une exposition à des affects très divers, allant du très instinctif, très matériel, aux habitudes, aux humeurs, aux sentiments subjectifs, pour finir avec cette fine pointe de l’âme au sens de saint François de Salles, qui seule représente véritablement notre liberté et notre ultime responsabilité.

Conséquence dans nos vies

Est-ce à dire que cela exclut toute vie active ? L’exemple des mystiques à nouveau prouve le contraire : sainte Thérèse d’Avila par exemple a été, à côté de sa vie mystique exceptionnelle, un formidable entrepreneur, passant sa vie sur les routes à négocier la formation de nouveaux carmels.

D’ailleurs saint Grégoire le Grand, comparant vie contemplative et vue active (9), selon un dilemme classique, affirme d’abord que la première a plus de mérite, car par elle nous « volons vers le désir céleste », et que pour la seconde simplement nous « faisons du bien », ce qui fait que la seconde est plutôt ‘servitude’ et la première ‘liberté’. Mais il ajoute aussitôt qu’on peut entrer dans la patrie céleste sans la vie contemplative ; pas sans la vie active, puisque dans ce cas « on néglige de faire ce bien ». Lui-même d’ailleurs se livre un peu plus loin (10) à des confidences personnelles sur son passage du calme du monastère à des charges publiques, et notamment au pontificat, constatant la difficulté qu’il rencontre désormais à trouver des instants pour le recueillement et par là à se ressourcer, et s’efforçant de « vivre à la fois sur les hauteurs et sur ses gardes ». Mais il n’a pas d’hésitation sur le fait que c’est ce qui est attendu de lui, et il fait la volonté de Dieu.

C’est bien le message principal que nous envoient les mystiques : non pas que la voie contemplative est la seule bonne, tant s’en faut ; elle peut être une vocation particulière, mais la seule vocation commune est de faire la volonté de Dieu et donc d’abord de faire le bien. Mais leur vie témoigne pour nous de la présence irradiante de cette source infinie, qui est la base de notre libération, et qui permet dans la vie concrète de faire le bien qui est attendu de nous, dans la joie de l’amour.

Eclairage sur la liberté dans la société

La liberté véritable se trouve donc en dernière analyse en nous-mêmes, dans notre ouverture à Dieu. Est-ce à dire que tous nos débats sur les libertés publiques, politique ou économiques, et sur leur fondement juridique, sont au fond secondaires ? Non bien sûr, et d’abord parce que comme on l’a dit cette libération intérieure, outre qu’elle reste très variable pour nous en ce monde, comme chacun peut le voir dans sa vie, ne doit en rien conduire à oublier ce pour quoi nous sommes en ce monde : faire le bien. Or faire le bien n’a de sens que si c’est en liberté, et donc nous avons aussi un besoin vital de cet espace de liberté et d’autonomie dans la société, ce qui suppose des lois adéquates pour la protéger et la réguler ; d’où aussi ce souci profond qu’exprime l’idée de subsidiarité, chère à la Doctrine sociale de l’Eglise.

Mais ensuite, plus profondément, parce que la liberté intérieure que nous promet le Seigneur n’est pas une liberté de monade retrouvant son Etre ultime, à la façon des religions de l’Inde, mais une liberté de communion et donc de partage, de vie commune. Ce qui implique en ce monde tous les difficultés et les tracas de cette vie commune. De fait, la personne parfaitement libre qu’est le Fils, dans sa communion avec le Père, a assumé notre monde et ses soucis, c’est-à-dire en un sens l’interaction de tous ces libertés maladroites et mal utilisées qui sont le propre de l’homme ici-bas. D’une certaine manière donc, en protégeant telle liberté publique, telle possibilité d’entreprendre, ce que nous protégeons est un écho lointain, le reflet sous la forme d’une petite lumière vacillante, éventuellement la condition nécessaire, de cette liberté infinie et splendide que Dieu nous promet, et qu’Il a fait directement entrevoir à certains des siens.

Notes

(1) https://google.cat/books?hl=fr&...

(2) Joseph Ratzinger Benoît XVI Jésus de Nazareth T. 1 Paris Flammarion 2007 p. 236.

(3) Gertrude d’Helfta Œuvres spirituelles Le Héraut Livres I-II Paris 1968 Editions du Cerf pp. 39 sqq.

(4) Gertrude d’Helfta op. cit. p. 176.

(5) Et le texte poursuit : « C’est bien cette même délicate liberté qui faisait qu’elle n’acceptait jamais de garder quoi que ce fût qui ne lui fût nécessaire, mais se faisait autoriser à le donner aussitôt à d’autres, attentive d’ailleurs à favoriser plutôt celles qui en avaient besoin et ne donnant pas ici la préférence même aux personnes les plus intimes sur les plus hostiles ».

(6) Eric de Rus dans Edith Stein : Un chemin vers la joie Colloque du 5 décembre 2009 Collège des Bernardins/Editions Parole et Silence 2009 p. 130.

(7) Eric de Rus ibidem p. 134.

(8) « Omnipotens et misericors Deus, universa nobis adversantia propitiatus exclude : ut mente et corpore pariter expediti, quae tua sunt liberis mentibus exsequamur ». Collecte du 19ème dimanche après la Pentecôte, rite tridentin.

(9) Grégoire le Grand Homélies sur Ezéchiel I Editions du Cerf, 1986, p. 130.

(10) Grégoire le Grand ibidem pp. 454 sqq.


















































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